Le pâté de Chartres, une spécialité culinaire de la région Centre-Val de Loire, possède une histoire riche et complexe, intimement liée à l'évolution des pratiques culinaires et des échanges culturels au fil des siècles. Pour comprendre son origine et son développement, il est essentiel de se pencher sur les sources écrites de la cuisine médiévale, notamment celles rédigées en latin.
La cuisine en latin au Moyen Âge
Au Moyen Âge, la littérature culinaire en latin était remarquablement limitée, mais son utilisation correspondait toujours à des circonstances précises, où il s’agissait notamment de toucher un public spécifique. De ces contingences, le latin de la cuisine tire son aspect bigarré : coupée des sources culinaires antiques et ne reposant sur aucune norme stable et reconnue, la latinisation de la cuisine se fait au hasard ; il existe presque autant de latins que de traités et leur gamme va de la langue la plus savante à un latin mité par la langue vulgaire.
Sur les quelque 140 manuscrits contenant des recettes culinaires que nous a laissés le Moyen Âge, seuls 9 contiennent des réceptaires composés en latin. Il ne faut évidemment pas tenir compte des livres de cuisine en vulgaire où s’enchâssent çà et là une recette latine destinée à impressionner la populace (c’est le cas du très bourgeois Mesnagier de Paris entre autres). Ni, a fortiori, de ces recueils anglais du premier XIVe siècle affublés de titres latins ronflants (tel Doctrina faciendi diversa cibaria) qui devaient rehausser, dans l’esprit des scribes, le niveau d’une littérature encore bien marginale.
Les textes culinaires latins
Ces manuscrits correspondent à un nombre de textes encore plus restreint. D’autant que certains recueils sont en fait des réélaborations d’œuvres antérieures, que seule la critique textuelle permet de détecter : c’est le cas du Liber coquinarum bonarum et du recueil de Sankt Florian, qui appartiennent tous deux à la tradition du Liber de coquina. Et encore tous les réceptaires concernés ne sont-ils pas originellement latins : les Doctrine preparationis ciborum sont ainsi la traduction d’un recueil français, les Enseingnemenz qui enseingnent a appareillier toutes manieres de viandes.
De sorte que la production de textes culinaires originaux paraît pour l’essentiel limitée au XIVe siècle et même au début du siècle, dont datent, au plus tard, le Tractatus de praeparandi et condiendi omnia cibaria et le Liber de coquina, le second, et le second seulement, donnant lieu à des « rééditions » jusqu’à la fin du XVe siècle. Le Modus viaticorum preparandorum et salsarum est déjà un témoin fort isolé d’une littérature passablement dépassée dans les dernières décennies du XIVe siècle ; après 1400, il n’y a plus que le Registrum coquine.
La diffusion géographique du latin culinaire
De même, la littérature culinaire en latin touche un espace bien plus réduit que la production en vulgaire : si l’on considère le lieu de confection du manuscrit, la France n’est concernée qu’au XIVe siècle. En Italie, la production, en revanche, se maintient à un niveau significatif, et ce jusqu’au XVe siècle : de manière générale, on sait que dans la péninsule, le latin a soutenu de fortes positions face au vulgaire ; positions encore affermies avec l’humanisme, un mouvement que l’écriture culinaire n’a pas ignoré.
Quant à l’« Allemagne », elle n’a connu de cuisine en latin qu’à travers une traduction du français et surtout à travers un livre importé d’Italie, le Liber de coquina. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, parmi les traditions culinaires nées en Italie, celle du Liber de coquina est la seule à connaître une diffusion hors de la péninsule : c’est aussi la seule à s’écrire en latin. L’absence du latin en Angleterre, pourtant fortement consommatrice de livres de cuisine, est bien entendu à mettre en relation avec le statut culturel acquis par le français (dit à tort « anglo-normand ») dès la fin du XIIIe siècle : les premiers recueils écrits dans cette langue y seront rapidement repris en moyen-anglais.
On voit ainsi que l’usage du latin correspond toujours à des circonstances voire à des intentions précises.
Le latin, langue du savoir et des clercs
Certains recueils ont clairement des prétentions savantes. Avec un prologue général qui se déploie sur une page de l’édition imprimée, et qui lui-même est doublé d’introductions consacrées à chaque chapitre (la première étant présentée comme l’exorde et la dernière, la péroraison), le Tractatus déploie les canons d’une rhétorique qu’on ne rencontre dans aucun autre livre de cuisine. Le plan lui-même est fort original, fondé sur des catégories diététiques, et, de fait, des notations médicales parsèment çà et là les recettes. On peut voir dans ce traité, qui n’a rencontré qu’un succès modeste, un précurseur du De honesta voluptate de Platine : mêlant lui aussi intimement la cuisine et la médecine, l’œuvre du fameux humaniste n’est toutefois pas un livre de cuisine au sens strict, puisque les notices tirées de Pline y sont aussi nombreuses que les recettes.
Langue du savoir, le latin est naturel aux gens de savoir. Quand on saura que les Doctrine ont été probablement traduites pour les besoins du médecin Reimbotus de Castro, on comprendra mieux pourquoi le latin a été préféré au français d’origine. Reimbotus de Castro n’est pas le seul médecin allemand à avoir choisi le latin : Ce fut le cas une centaine d’années plus tard du professeur de Heidelberg Erhard Knab. Quant au médecin d’Assise qui, dans les années 1430, remania le Liber de coquina, il ignora délibérément les traductions vernaculaires qui circulaient depuis longtemps en Italie.
Le latin était également susceptible de toucher les clercs, dans le sens restreint que prend ce terme à la fin du Moyen Âge. S’il n’existe pas encore à l’époque de livres de cuisine « de couvent », c’est-à-dire composés pour les besoins spécifiques d’une communauté régulière, au moins peut-on supposer que l’adaptation du Liber de coquina conservée à l’abbaye autrichienne de Sankt Florian y fut effectivement copiée : seule concession aux usages monastiques, la recette, fort répandue par ailleurs, des œufs farcis, y est présentée comme propre « à la consommation des moniales » (pro comestione monialibus).
Le Registrum coquine et l'internationalisme culinaire
L’internationalisme culinaire revendiqué par Jean de Bockenheim est un autre puissant motif d’écrire en latin. Le Registrum coquine est le seul recueil médiéval à contenir des recettes explicitement destinées aux ressortissants de telle ou telle nation, voire aux habitants d’une région : en général des Italiens et des Allemands, fort nombreux dans la Curie de Martin V ; étant cuisinier du commun, c’est-à-dire des différents employés de l’hôtel, Bockenheim devait en rencontrer tous les jours.
Le cosmopolitisme est aussi revendiqué par l’auteur du Tractatus, qui vante sa connaissance des cours, tandis qu’il circulait de par le monde au temps de sa jeunesse. Le Liber de coquina lui-même n’en est pas exempt, tout imbibé de cuisine italienne qu’il soit : il fait place en effet à des usages voire à des mots français, au point qu’on l’a supposé avoir été conçu à la cour des Angevins de Naples, sans pouvoir toutefois le démontrer.
Une langue bigarrée
Le phénomène le plus apparent est l’extrême variété lexicale. La grande dispersion qui ressort de ces premières investigations traduit un certain flottement du vocabulaire culinaire. D’autre part, l’invention verbale du Tractatus confirme une ambition intellectuelle supérieure à celle de traités plus « professionnels ». On peut la comparer à celle de Platine, qui partage d’ailleurs un certain nombre de ses termes.
L’étude du vocabulaire révèle donc des niveaux de langue fort différents. Le latin riche du Tractatus et la pauvre langue du Registrum coquine reflètent les compétences linguistiques et culturelles respectivement d’un lettré et d’un cuisinier. L’analyse grammaticale montre la même disparité : là où l’auteur du Tractatus construit des phrases complexes à coup de propositions relatives et circonstancielles, Jean de Bockenheim enchaîne les opérations par un simple et : à l’instar de ce que Ton trouve en général dans les recueils en langue vulgaire, et ce n’est pas un hasard.
Car Bockenheim n’est pas seulement un cuisinier, c’est un Allemand, et qui plus est un Allemand ayant affaire à un matériau culinaire pour l’essentiel italien. Derrière les graphies très « germaniques » du manuscrit le plus ancien, on découvre en effet des plats classiques du répertoire péninsulaire, comme les fegatelli (devenus vigitelli). Le latin du Registrum coquine est donc envahi par la terminologie vernaculaire.
Le mitage par la langue vulgaire est à son maximum dans le Modus, qui offre la particularité de contenir un grand nombre de termes occitans (non retenus ici), mais il n’est pas absent non plus du Tractatus. Ce sont toutefois les livres de cuisine d’origine italienne qui paraissent offrir la plus grande porosité : le Liber de coquina et son ficatellum par exemple (ou encore, pour un cas non retenu ici, accia, contre apium dans le Tractatus) et le Registrum coquine, désignant le chevreau par caprittus (de l’italien capretto). On peut se demander si cette relative souplesse ou ouverture des livres produits en Italie n’a pas permis au latin culinaire d’y perdurer.
Le parti-pris adopté par Platine est, bien entendu, rigoureusement inverse : il proscrit toujours le terme qu’il ne trouve pas dans les auteurs de la bonne latinité et, dans un souci d’hypercorrection, choisit toujours la graphie la plus classique (Haedulus, Hepar). Au prix parfois d’erreurs ou de jongleries, comme le montre le cas des agrumes, dont la gamme a été renouvelée durant le Moyen Âge : pour désigner le citron, au lieu du terme courant limo, qui ne se trouve pas dans la littérature antique, il fabrique un dérivé de citrus, par lequel les Romains désignaient le cédrat. Quant à malarantium, qui dégage un faux air classique, c’est en fait un composé de malum (la pomme) et d’arantia, l’orange (amère il va sans dire) : on peut le voir comme une latinisation déguisée de l’italien pomarancia (que Bockenheim, lui, reprend benoîtement), mais aussi comme une imitation des composés latins qui désignaient des fruits dans l’Antiquité.
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