Georges Eekhoud s’installe à Bruxelles au moment où son pays vient de célébrer avec faste le Cinquantenaire de son indépendance. En effet, il n’est pas inutile de rappeler, quand on s’intéresse à Verhaeren, à Eekhoud ou à Maeterlinck, qu’ils constituent la première génération d’écrivains à être nés belges : le père de Georges Eekhoud est né onze ans avant la Belgique. On n’est pas, de ce fait, « Jeune-Belgique » comme on est « Jeune-France ».
L’État belge indépendant s’est constitué avec l’accord des grandes puissances, après ce que les livres d’histoire, en Belgique, appellent « l’occupation hollandaise ». Bien que la constitution garantisse théoriquement la liberté linguistique, la langue nationale du nouvel état est le français. La loi d’égalité, qui fait du néerlandais une langue officielle à l’instar du français, ne date que de 1898.
Le souverain choisi est de langue allemande et de religion protestante. Il s’appuie sur la noblesse et sur une haute bourgeoisie financière catholique ou libérale. Le choix du français comme langue nationale s’explique en partie par réaction contre les Hollandais. Mais le français est, depuis longtemps, en Belgique, la langue de la classe dominante. La francisation des couches supérieures de toute la partie nord du pays est un fait accompli depuis l’occupation autrichienne, depuis que des souverains imprégnés par l’esprit des Lumières ont fait du français la langue de culture de la Flandre comme de toute l’Europe. Si la grande bourgeoisie flamande parle français, la classe moyenne va faire de la pratique du français, pour des années, le signe d’une promotion sociale.
Suzanne Lilar est née en 1901 - elle pourrait donc être la petite-fille de Georges Eekhoud -, mais entre 1830 et 1914 les choses n’ont pas tellement évolué sur ce plan-là, et dans Une enfance gantoise elle décrit admirablement ce rapport entre les langues dans sa ville natale :
On a compris déjà que mes parents parlaient français. Cet usage n’était pas exceptionnel dans la petite bourgeoisie gantoise qui était bilingue mais, pour les convenances, se réglait volontiers sur la grande. Or celle-ci ne se contentait pas de parler français, elle affectait d’ignorer le néerlandais dont elle n’avait retenu que quelques locutions et commandements destinés à ses domestiques. Car la masse n’avait pas cessé de s’exprimer en « flamand ». Mis à part une poignée de professeurs (qui ressentaient l’injure faite au peuple et avaient entrepris de la redresser), elle était même seule à le faire sans fausse honte.
Il y avait donc la classe ouvrière et paysanne qui patoisait allègrement, la classe dirigeante qui usait d’un français assez pur - et parfois même admirable. Entre les deux, la petite bourgeoisie qui s’y efforçait mais parlait aussi le néerlandais, mâtinant cette langue de gantois […].
Ainsi le langage révélait-il le milieu auquel on appartenait, ainsi venait-il renforcer le compartimentage des castes […].
Bannie des salons, proscrite des universités et des prétoires, si peu tolérée au Parlement qu’on faisait le vide autour des députés qui avaient l’inconvenance de s’en servir, cette langue bafouée savait se ménager des revanches. Soit qu’elle fût plus que le français propice à l’effusion, soit que les remous de l’émotion fissent affleurer quelque mémoire ancestrale, on le voyait remonter dans les gros mots de la colère ou les diminutifs de la tendresse et même, plus tragiquement, dans la débâcle de l’agonie. Ainsi arrivait-il qu’ayant vécu en français, l’on mourût en flamand. Ce fut le cas de ma mère qui, peut-être pour l’avoir renié durant sa vie, se remit à parler flamand sur son lit de mort, avec précipitation et comme pour rattraper le temps perdu […].
Et quelques pages plus loin on lit :
Rien de plus typique que l’acte que quelques années plus tard je crus devoir poser pour affirmer mon autonomie. Tout simplement, je me rendis au théâtre flamand - et mes parents n’eussent pas tonné davantage si j’avais été au bordel.
Les armées révolutionnaires ont répandu à travers toute l’Europe une certaine idée de la liberté, de l’État et de la citoyenneté. Ce français, que l’État belge adopte en 1830 comme unique langue nationale, est une langue suspecte aux yeux d’une partie de la population. Le clergé de Flandre, appuyé par la noblesse terrienne, qui joue longtemps dans la région un rôle déterminant, déconseille à ses ouailles l’apprentissage du français, la langue des idées voltairiennes, comme on dit dans ce milieu. Le curé de Santhoven, dans La Faneuse d’Amour, s’adresse à ses paroissiens en leur disant qu’ils sont[…] les petits-neveux de ces patriotes en sabots […] qui défendaient, sous la Furie Française, leurs églises, leurs clochers, leurs prêtres et leurs foyers contre les sans-culotte liberticides. Vous savez, Monsieur le Comte, [ajoute-t-il, en se tournant vers lui], qu’un « doctrinaire » gantois osa soutenir, il n’y a pas longtemps, en pleine Chambre, que notre pays ignora toujours la liberté avant le régime républicain ? […] Vos pères la connurent et l’apprécièrent mieux « cette liberté comme en France » ! Quelques anciens de ce clocher pourraient en parler. Ils la reçurent comme la peste et ils firent bien.
L’État belge, dans ces contrées réfractaires, avec sa langue et ses valeurs, fut ressenti très longtemps comme une nouvelle puissance occupante, et un ami de ce pays m’affirme qu’aujourd’hui encore, pour désigner la Belgique contemporaine, on dit en patois onder de Belgen, « sous les Belges ». Que ce soit en flamand ou en français, d’ailleurs, l’Église de Belgique a tout fait, pendant longtemps, pour freiner l’accès à l’écrit. Ainsi a-t-elle obtenu, entre 1870 et 1914, la suppression de la remise des prix dans les écoles !
La littérature venue de France fut longtemps suspecte à plus d’un titre. Du fait du développement de la contrefaçon en Belgique, au XIXe siècle, le pays était inondé de romans populaires très lestes, produits à faible coût, dont la plus grosse partie repassait ensuite la frontière. Mais il en restait suffisamment entre les mains des jeunes hommes pour effrayer les moralistes qui s’en indignaient et avaient tendance parfois, comme le curé de Santhoven, à confondre la France et l’enfer. Mais la contrefaçon ne produisait pas que des livres licencieux. On imprimait en Belgique des éditions pirates des grands écrivains français, à leur insu et à leur détriment. Les jeunes Belges pouvaient, de ce fait, se constituer à bon compte des bibliothèques importantes où les écrivains français prestigieux brillaient de tout leur éclat. Cette production d’œuvres écrites à l’étranger est alors accusée d’étouffer la littérature locale. En 1851, on lit dans La Revue nouvelle :
Dans le flot d’ouvrages que nos éditeurs réimpriment, les volumes nés belges meurent étouffés à peine sortis de terre. Qui s’en occupe ? Personne. Et pourquoi s’en occuperait-on ? Ces plantes sont pleines de force vitale, mais elles sont inutiles ; il en est d’autres venues de l’étranger, qui suffisent et au-delà, à nos besoins.
Les sentiments des Belges, au XIXe siècle, vis-à-vis de la France, vis-à-vis de la littérature française et même de la langue française sont extrêmement complexes. Je dirais même qu’il y a là quelque chose qui ne s’est jamais totalement dénoué et que c’est une des raisons de la complexité et de la spécificité de la réalité belge. Dans le jeune royaume de Belgique, la littérature met beaucoup de temps à naître et se réduit pendant quatre décennies à des productions de circonstance qui obéissent à des conventions rassurantes.
La peinture s’y développe d’une manière bien plus précoce et bien plus originale. Mais peut-être est-ce là la conséquence d’une solide tradition, qu’on a coutume d’appeler « flamande ». J’ai parlé de la fondation de l’Union littéraire belge en 1877, mais dès 1868 est fondée La Société libre des beaux-arts, qui se fixe pour tâche de lutter contre l’académisme et se soucie avant tout du réel. Félicien Rops en est cofondateur.
Rien de tel, au même moment, en littérature. Aussi, c’est l’absence de jeunes auteurs belges qui explique la place accordée, au début des années soixante-dix, aux naturalistes français dans les revues animées par Lemonnier ou Théo Hannon. Ces revues étaient à l’origine des revues d’Art destinées à commenter les salons de peinture.
Bruxelles est dotée aussi, dès le début du XIXe siècle d’une grande scène lyrique, le Théâtre royal de La Monnaie. Certains opéras de Richard Wagner furent donnés en français, à Bruxelles, avant Paris. En mars 1870, par exemple, Villiers de L’Isle-Adam accompagne Verlaine à Bruxelles pour voir la première représentation en français de Lohengrin.
Si la littérature met tant de temps à naître en Belgique, on peut avancer comme hypothèse que c’est parce que l’identification entre le peuple et sa langue a du mal à se faire. On peut faire des affaires dans toutes les langues, et spécialement à Anvers, grand port cosmopolite, mais faire de la littérature, c’est user de la langue et user la langue : la transformer par l’usage comme on fait d’un bien propre. Encore faut-il la ressentir pleinement comme telle.
La légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et d’ailleurs de Charles De Coster publié en 1867 est aux yeux de tous les historiens le premier grand texte littéraire en langue française de la Belgique indépendante. Tandis que De Leeuw van Vlaanderen, « Le lion de Flandre », de Henri Conscience, qui date de 1838, est le texte fondateur de la littérature flamande moderne. De Coster meurt pauvre et oublié dans les années soixante-dix.
On considère généralement que la vie littéraire en Belgique de langue française naît, à proprement parler, avec la création, en 1881, de la revue La Jeune Belgique. Sa concurrente flamande, Van Nu en Straks, « De maintenant et de demain », est fondée en 1893, avec pour objectif affiché d’égaler la revue française.
En 1880, en France, le Parnasse apparaît comme une esthétique dépassée, même si des écrivains considérés comme Parnassiens occupent encore des postes de pouvoir. Le naturalisme a réussi à s’imposer, mais, il éclatera en tant que groupe avant la fin de la décennie. Mallarmé a déjà écrit Hérodiade et L’Après-midi d’un faune.
On voit donc que se poser et s’opposer en tant que « Naturaliste » ou en tant que « Parnassien », en Belgique, entre 1881 et 1895, n’a pas le même sens qu’en France. Parler simplement d’anachronisme serait réducteur. Comme il subsiste, à cette époque, un lectorat romantique, catholique et profondément conservateur, alimenté en « bons livres » par l’Office de publicité, face à ces anciens-là, les jeunes écrivains, toutes tendances confondues, vont faire bloc. Il se produit de ce fait des alliances objectives qui peuvent déboucher sur d’étranges syncrétismes : Albert Giraud parle, au début de La Jeune Belgique, en 1881, de « Naturalisme-Parnassien ». Au regard d’un Allemand de l’époque le concept de « Naturalisme-Parnassien » paraissait peut-être moins incongru, puisqu’un naturaliste comme Karl Bleibtreu (1859-1928) prônait l’union du romantisme et du naturalisme dans Revolution in der Literatur (1886). Bleibtreu a participé avec Georg Michaël Conrad et Wolgang Kirchbach à la fondation du périodique Die Gesellschaft « La Société », l’organe des « jeunes allemands », auquel Eekhoud a collaboré.
En cinq ans, à partir de 1881, quatre grandes revues de dimension internationale voient le jour en Belgique. Elles marquent l’envol des lettres belges et vont animer la vie artistique et mondaine du pays par leurs publications, mais aussi par les échos de leurs querelles.
Le 6 mars 1881, L’Art Moderne est fondé par un petit groupe d’hommes que dominent, et de très haut, deux avocats : Edmond Picard et Octave Maus. Le nom d’Octave Maus est connu de tous les historiens d’art, parce qu’il va créer, en 1884, Le Cercle des XX, qui organisera aussi bien des expositions que des concerts de musique contemporaine. Le Cercle des XX permettra, par exemple, à Eugène Ysaye ou à Vincent d’Indy de se faire entendre. Dix ans plus tard, c’est encore à l’initiative d’Oscar Maus que le groupe des XX laisse sa place à La Libre Esthétique, une manifestation artistique annuelle de grande envergure proche de ce que nous appellerions aujourd’hui un festival. Le public a l’occasion d’y découvrir des écrivains, des peintres ou des musiciens. Les rubriques dans L’Art moderne sont totalement anonymes jusqu’en 1883. Georges Eekhoud y collabore sporadiquement. La revue paraît jusqu’en 1914.
En décembre 1881, « l’initiative d’un adolescent spirituel et beau comme un dieu créa soudain La Jeune Belgique ». L’adolescent dont parle Fontainas, c’est Max Waller, qui vint relayer très rapidement, à la tête de La Jeune Belgique, son véritable fondateur : Albert Bauwens. La Jeune Belgique occupera une place importante dans l’histoire culturelle du pays. Elle paraît de 1881 à 1897. C’est vraisemblablement Théo Hannon qui a entraîné Eekhoud dans l’aventure de La Jeune Belgique. Georges Eekhoud fait ainsi partie des tout premiers collaborateurs et en janvier 1889, peu de temps avant la mort de Max Waller, il devient même propriétaire de la revue avec Waller, Gilkin, Giraud, Henri Maubel et Francis Nautet.
En 1884, Fernand Brouez fonde La Société nouvelle, dont Eekhoud, qui est un proche de Brouez, deviendra un collaborateur régulier.
La quatrième revue, La Wallonie, est fondée à Liège, par Albert Mockel, deux ans plus tard, le 15 juin 1886.
La Jeune Belgique, entrée rapidement en conflit avec L’Art moderne, s’opposera aussi à La Wallonie. Les trois revues vont défendre des positions différentes et parfois changeantes, entretenir souvent des luttes de chapelles, mais cela n’empêchera pas, pendant très longtemps, leurs collaborateurs de pub...
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