L’entrée consacrée au biscuit dans La Grande Encyclopédie dirigée par André Berthelot précise : les fabricants s’occupaient [au commencement du xixe siècle] directement de la vente de leurs produits : en province, dans les foires et marchés ; à Paris, en les faisant débiter dans les carrefours et aux barrières par leurs ouvriers. À dater de 1840, la fabrication des biscuits a acquis une réelle importance, et les foires et marchés ont été fréquentés par des marchands spéciaux.
L'Émergence des Marques de Biscuits
Jean-Honoré Olibet vendait ses biscuits dans son échoppe. Jean-Romain Lefèvre les écoulait sur le marché du Bouffay à Nantes, avant l’inauguration d’une boutique. L’affirmation d’une marque n’apparaît pas chez LU avant le tournant des années 1860, quand l’emballage se personnalise avec un ange à la trompette et une signature, À la Renommée. Avec le passage de l’atelier à l’usine, de la vente directe à la vente indirecte, la marque devient un enjeu commercial déterminant car elle doit susciter la confiance : elle informe le consommateur au sujet du produit et procure la garantie d’un standard continu de qualité.
Les marques représentent un havre de stabilité dans un monde instable et inconnu. En ce qui concerne les bénéfices opérés par le fabricant, elles permettent aux firmes d’élargir leurs marchés et consacrent ainsi leurs politiques d’économie d’échelle en développant des moyens étendus de distribution. La marque de fournisseur représente la tentative des industriels de récupérer la prérogative de prescripteur, détenue par les commerçants dans leurs relations au consommateur final. Avec l’extension du réseau ferré, les représentants de commerce peuvent diffuser les biens sur la foi de catalogues et d’échantillons. À la fin du siècle, la plupart des biscuits apparaissent marqués, emballés et annoncés.
Mira Wilkins a montré comment, dans leur forme moderne, l’émergence des marques peut être associée au moment clé des changements économique et entrepreneuriaux de la fin du xixe siècle, avec l’émergence de l’entreprise industrielle moderne, le développement d’un marché national, les changements dans les procédés de fabrication alimentaires, l’urbanisation et la croissance des revenus. Dans le cadre d’une structure qui, pour l’essentiel, s’impose à lui, le fabricant va devoir trouver le levier d’une relation commerciale établie par et pour lui. À partir d’un petit nombre de branches comme la pharmacie, les producteurs de biens de consommation vont ainsi chercher à échapper à la domination du commerce. Comme les bénéficiaires de droits d’auteurs ou de brevets d’inventions, ils vont se doter de monopoles sur leurs produits en érigeant de véritables stratégies de marques.
Alliance avec le Petit Commerce
Les fabricants-annonceurs nationaux introduisent l’énorme quantité de biens élaborés au moyen des nouvelles méthodes de production dans un système de distribution associant toute une hiérarchie d’acteurs. Les entreprises régionales de gros et de nombreux petits détaillants, souvent précaires, composent ce système fragmenté, traversé par des relations familières et des interactions personnelles de marchandage et de crédit. En effet, la distribution des biens manufacturés au xixe siècle s’effectue généralement par l’intermédiaire de commissionnaire, négociants ou grossistes. La plupart des fabricants se trouvent donc à l’origine dans une position de simples fournisseurs de biens plus ou moins anonymes vis-à-vis de grossistes qui disposent de leur production.
Dans le cadre de cette relation, le pouvoir de choisir son partenaire commercial, achetant au plus offrant au meilleur prix, est clairement exercé par le distributeur. Pour le fabricant, il est délicat de maintenir ses tarifs quand le négociant peut faire valoir la possibilité de trouver un article équivalent à moindre prix. Enfin, la complexité de ce réseau de distribution pose le problème de la mise en relation entre deux univers désormais éloignés, le monde de la production et celui de la consommation.
La politique commerciale instaurée par les fabricants de biens de consommation repose sur la volonté de consolider leur implantation sur le marché intérieur. Le développement des réseaux commerciaux intérieurs, associé à l’instabilité des débouchés extérieurs, conduit à rechercher un écoulement plus stable et maîtrisable, fondé sur le marché national. D’autre part, l’expérience du commerce de gros ne fait que renforcer la volonté de gagner en autonomie. Le contrôle du marché doit passer par une action au plus près des transactions, en développant des relations directes avec les détaillants.
En nombre croissant, les épiciers détaillants voient leurs marchandises se diversifier au cours du siècle : « Limité autrefois aux denrées coloniales, ce commerce empiète maintenant sur une foule d’autres industries : alimentation, vin, brosserie, papeterie, couleurs, droguerie simple. » Les années 1880 montrent donc une orientation nouvelle, destinée à assurer un meilleur contrôle du marché national à travers l’encadrement du petit commerce de détail. Chez Olibet, le vieux comptoir du quartier bordelais de la Rousselle (rue de la Devise puis place du Palais) est relayé à partir de 1884 par un véritable dispositif national avec les dépôts de Bordeaux (rue Ravez), Lyon (rue Mercière) entre 1884 et 1896 et Marseille (rue Papéré) entre 1886 et 1896. Il existe surtout un dépôt de taille tout à fait conséquente, allongé sur plusieurs dizaines de mètres au voisinage du Louvre, rue de Rivoli à Paris. À partir de ces dépôts, des voyageurs ont sans doute visité directement les grossistes et les détaillants pour y pousser la marque.
Stratégies Commerciales et Publicitaires
Si nous ne sommes pas mieux renseignés concernant la première organisation commerciale d’Olibet, nous pouvons compter sur les archives nantaises pour connaître le détail de la politique de LU au tournant des années 1890. En effet, le recours aux marques n’est pas sans faciliter la tâche des commerçants. Le passage de l’achat en vrac à une marchandise préemballée par le fabricant, décharge le vendeur des tâches traditionnelles de manutention et d’emballage. La marque et l’emballage contribuent également à assurer la confiance du consommateur dans le poids réel et la qualité sanitaire des articles. Plus encore, ces produits peuvent faire l’objet d’une publicité, c’est-à-dire d’un effet de mode destiné à orienter le consommateur vers le dépositaire.
La tactique consiste à introduire sur le marché un produit à grand renfort de réclame et à attendre de cette dernière qu’elle entraîne la formation d’une demande suffisante pour forcer le circuit de distribution à se fournir au prix demandé par le fabricant. Comme l’exprime Étienne Damour après la guerre, « Vendre est donc le but final de la publicité. Mais en fait, la publicité n’atteint presque jamais ce but en agissant seule. […] Presque toujours la publicité remplit le rôle de la préparation d’artillerie, laissant à l’agent humain (voyageur, placier, vendeur) le soin de récolter la victoire. »
Dans sa boutique, le commerçant peut devenir une sorte d’ambassadeur de la marque dont il attend un volume d’affaire croissant. Comme l’affirme Louis Lefèvre-Utile au sujet de son Petit Beurre, « un biscuit d’une qualité semblable et vendu si bon marché par nous doit rapporter et faire gagner de l’argent à celui qui le vend au consommateur ». La stratégie de marque repose donc sur la coopération directe entre le fabricant et le détaillant, qui reste maître du lieu de l’acte décisif : l’achat lui-même. Le contact direct du détaillant avec le consommateur lui procure effectivement « le pouvoir de conclure la vente ».
Même si la publicité parvient à implanter le nom de marque dans l’esprit du public, les gens achètent des articles en les réclamant aux commerçants qui les retirent des étagères derrière leurs comptoirs. C’est la raison pour laquelle nous pouvons parler d’une alliance nécessaire entre le fabricant et le petit commerce. Les fabricants qui établissent de bonnes relations avec les détaillants peuvent faire recommander leurs produits, construire des étalages ou apposer des tableaux publicitaires à l’intérieur des boutiques. Quand cette démarche est possible, le tableau publicitaire manifeste, au sein de la boutique, l’articulation entre les campagnes publicitaires extérieures, ciblées sur les consommateurs et les efforts promotionnels dirigés vers les détaillants.
Conçus comme des œuvres d’art, les tableaux publicitaires de LU ou d’Olibet sont suffisamment décoratifs pour flatter le détaillant et attirer l’œil du client. Quand cette coopération n’est pas possible, le fabricant risque de voir ses coûteuses campagnes publicitaires minées par la substitution ou par le refus du détaillant de stocker le produit.
Défis et Loyauté dans la Distribution
Le choix pour le commerçant de distribuer une marque de fabrique n’est donc pas une décision banale. Dans le cadre d’une concurrence amplifiée par l’arrivée d’un nombre croissant d’opérateurs, un fabricant doit faire de ses distributeurs des alliés. On peut ainsi dessiner, à partir des années 1880, la géographie commerciale d’une relation privilégiée établie entre biscuitiers et détaillants à la lecture d’un annuaire local. À Bordeaux, Huntley & Palmers, LU ou Pernot possèdent chacun un dépositaire-détaillant pour lequel a été financée l’impression d’un encart publicitaire dans les éditions de l’annuaire.
Il semble que les distributeurs bordelais de produits LU aient été soutenus par le siège nantais de manière particulièrement généreuse, au cœur du fief d’Olibet. Du point de vue du distributeur, le consentement au jeu de la marque engage à une certaine forme de responsabilité vis-à-vis de son partenaire. Quand elle constate les défaillances d’un détaillant nantais, la direction de LU ne manque pas de récriminer :
Nous sommes très surpris qu’après l’entretien que nous avons eu ensemble, vous cherchiez encore à déprécier notre marque, aux yeux des personnes qui vous demandent nos produits. Aujourd’hui Monsieur Riom négociant quai Baco est venu nous prévenir que Madame Riom étant allée ces jours derniers à votre magasin pour y faire différents achats demanda des biscuits « petit-beurre », on lui montra des « petits-beurres » de Bordeaux ; cette dame fit remarquer à votre employé qu’elle désirait des biscuits petit-beurre Lefèvre-Utile, ce dernier répondit que ceux qu’il lui offrait étaient bien préférables.
Dans un cas tel que celui-ci, le refus de vente vient sanctionner la « déloyauté » du détaillant, surtout quand il s’agit d’un magasin nantais ! La marque et le prix fixe, l’emballage et la réclame se présentent ainsi comme des artifices permettant au fabricant de s’immiscer dans la relation entre le distributeur et ses clients, à l’intérieur même de la boutique.
Incitation et Contrôle des Prix
Si la constitution d’un réseau autonome de distribution permet au fabricant de s’attacher la clientèle et de motiver son engagement dans l’écoulement du produit, elle nécessite également des rendements suffisamment élevés pour couvrir les frais qu’elle engendre. Les fabricants devront consacrer de substantielles ressources à courtiser les détaillants, en les intéressant à la vente de leurs produits. Ainsi, LU met au point un tarif dégressif accompagné d’une ristourne progressive sur le montant des commandes annuelles.
En 1889, les remises s’étalent de 15 à 18 % pour le franco de port, sans compter une bonification de fin d’année conforme à une échelle allant de 1 % pour 100 boîtes facturées, 2 % pour 200, 3 % pour 500 et 5 % pour 1000. Étant donné les frais engagés par le fabricant, la marge de négociation des commerciaux est étroitement encadrée par le siège. La direction nantaise se veut inflexible :
Par suite du choix des matières premières de toute première qualité que nous employons pour notre fabrication ainsi que le soin que nous y apportons, il nous est impossible de lutter avec les autres fabricants par des conditions meilleures que celles qu’ils peuvent faire.
Naturellement, les possibilités d’action des commerçants sont d’autant plus larges que les fabricants nationaux sont de plus en plus nombreux :
Devant une concurrence semblable et ayant le désir de faire des affaires un voyageur se trouve bien embarrassé. […] À Dinan nous avons perdu la clientèle de Leroux qui est allé à Olibet de Paris car cette maison lui vend les cuillères 3,20 avec 22 % franco.
Le chantage n’est évidemment pas exclu des tractations sur les conditions de vente :
Les clients qui vous ont dit avoir dans la maison Olibet 25 % + 5 % d’indemnité de transport plus 2 % de bonification vous ont probablement menti car Olibet ne dépasse jamais comme conditions 25 + 5 % marchandise prise à Bordeaux. Chez un acheteur sérieux qui veut bien passer un marché, quand vous lui proposez 25 % + 2 % franco, vous pouvez être sûr que les conditions que vous lui faites sont en dessous de 2 % à celles des maisons Laporte & Th. et Olibet. Pour vous donner toutes les facilités possibles pour une prochaine tournée nous voulons bien que vous fassiez à de très bonnes maisons et bien entendu pour un marché à l’année 25 % franco plus 3 % de bonification.
Pour parachever cette construction, la politique de marque est ponctuée par un prix de vente au consommateur fixé par le siège. À partir du moment où les distributeurs voudront acheter des produits de marque, seule une firme pourra les leur fournir et ils devront accepter le prix de vente final exigé du consommateur par le fabricant. Clef de voûte du système, le prix fixe scelle la relation de confiance établie entre le fabricant et le distributeur. Il assure la protection du partenaire marchand contre la concurrence de ses confrères, mais il réduit sa marge de manœuvre car cela suppose de respecter le positionnement de la marque.
Le prix de vente étant considéré comme partie intégrante de l’identité de la marque, le détaillant ne peut y toucher sans porter préjudice au droit de propriété du fabricant. Or, ce prix de vente final est d’autant plus élevé que le nombre d’intermédiaires est important. En effet, le grossiste n’a pas totalement été éliminé de la relation de confiance établie entre fabricant et détaillant, car il s’avère le plus souvent incontournable. Les grossistes-dépositaires conservent souvent un rôle.
Nantes et Bordeaux : Berceaux de la Biscuiterie Française
Pourquoi Nantes connut-elle une florissante activité de biscuits avec son fleuron le petit-beurre LU qui doit son nom aux initiales de ses créateurs Louis Lefèvre et Pauline Utile en 1886. Pourquoi à Bordeaux, antérieurement en 1862, Honoré-Jean Olibet (1818-1891) crée-t-il une biscuiterie ? Elles ont en commun de partager un passé maritime fort, ce furent des ports importants… et les marins depuis le Moyen Âge embarquaient de fortes quantités de biscuits de mer.
Le terme de biscuit est d’ailleurs un peu abusif car ce « pain de mer », la « galette » n’était pas cuite deux fois mais restait plus longuement au four environ une heure et demie pour éliminer toute humidité. Sa forme selon les régions était ronde ou carrée, piquée de trous faits à la fourchette. Sa consistance était en revanche la même, sèche et dure. Impossible à croquer, à mâcher il fallait le réhumidifier avant de le consommer. Il disparaîtra définitivement qu’à la suite d’une décision ministérielle du 26 août 1937 qui imposait de faire du pain à bord.
Olibet : Une Success Story Bordelaise
Mais entre-temps Honoré-Jean, fils d’un boulanger établi 25, rue Sainte-Colombe à Bordeaux puis 17, rue du Pas-Saint-Georges, eut l’initiative de fabriquer la demi-lune, le premier biscuit sec français vendu dans notre pays qui ne connaissait jusqu’alors que les Nic-Nacs et Mixed anglais.
Son fils Eugène (1843-1915), fut envoyé comme ouvrier en Angleterre pour apprendre le métier dans les biscuiteries anglaises. À son retour en 1872, une usine surgit des terrains vagues de Talence elle sera suivie d’une seconde aux portes de Paris à Suresnes (1880), Lyon et une troisième fut fondée à Renteria au Pays basque espagnol.
Contribuant à faire de Bordeaux le premier centre de la biscuiterie française jusqu’au cœur de l’entre-deux-guerres (1), à la tête de l’entreprise se succéderont aussi Marcel, puis Pierre Olibet chefs d’Entreprise innovateurs, qui proposeront à chaque génération des boitages et des variétés nouvelles : La Bretonnette, le Dining car, le Palais de glace, le Sailor, le Palma, la Serpolette et enfin et surtout un produit phare, La Demi-Lune Extra- Vanille de grande réputation (2).
Subissant la concurrence de nouvelles productions plus à la mode… la société dépose son bilan en 1974 et sera liquidée en 1977. La biscuiterie de Talence fermera définitivement en 1983. À son emplacement s’élèvent des immeubles d’habitations… Plus rien n’évoque le riche passé révolu, industriel et gourmand du lieu si ce n’est une rue Eugène-Olibet.
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