L'histoire des boucheries: Gallais Viandes Tours

De nos jours, la grande majorité des achats de la viande au détail se fait sous la forme de morceaux prédécoupés, présentés sous cellophane, dans les rayons, en libre-service d'un supermarché. De façon plus marginale, quand le consommateur se rend chez un artisan boucher détaillant, les morceaux sont disposés derrière une vitrine réfrigérée ou stockés dans une chambre froide.

La part de la boucherie de détail, qui représentait encore 53% des achats de produits carnés en France en 1980, a chuté à 14% en 2009. Nos modes de consommation et nos lieux d'approvisionnement alimentaire ont considérablement changé au cours des XIXe et XXe siècles.

Cet article propose de revenir sur les anciens fonctionnements de la boucherie traditionnelle de détail, qui a connu son âge d'or entre 1860 et 1960, pour montrer comment une profession ancestrale a su s’adapter aux nouvelles contraintes légales et sanitaires imposées par les pouvoirs publics. Comment une profession à l’image très négative, liée au sang, à la mise à mort et à la découpe des animaux, a su transformer son espace de travail tout en construisant une image de respectabilité sociale ?

Nous avons choisi le terrain parisien car il est bien documenté, notamment avec une certaine abondance des sources iconographiques, qui permettent d'analyser l'évolution des façades commerciales. La période 1860-1960 marque l'apogée de la « petite boutique parisienne » et de la consommation carnée.

Le propos concerne uniquement les viandes de boucheries (bœuf, veau, mouton), mais l’évolution des techniques de sublimation du produit se retrouve également chez les charcutiers, les volaillers, les tripiers ou les bouchers chevalins. Même si des efforts architecturaux et de présentation du produit ont pu exister avant et après la période étudiée, il faut bien reconnaître que les techniques de valorisation de la viande ont connu un degré inégalé dans l'art de la présentation, de la « mise en scène », entre 1860 et 1960.

Dans un premier temps, les normes réglementaires seront rappelées, car la préoccupation première des pouvoirs publics est d'imposer des règles d'hygiène aux bouchers dans l'aménagement des locaux pour garantir la salubrité des viandes. Le bâti d'une boucherie obéit donc à des normes assez strictes, qui conditionnent les aménagements ou embellissements futurs. Une fois l'ouverture à la concurrence actée en 1858, la décoration de la boutique va considérablement se développer pour s'adapter au nouveau statut prioritairement commerçant du boucher. Enfin, l'apparition du froid industriel (glacières puis frigorifiques) est une évolution technique importante dont l'impact au niveau du mode de présentation des viandes va surtout se faire sentir dans la seconde moitié au XXe siècle.

Les dispositions réglementaires concernant le bâti

La viande est une denrée fragile et périssable, dont la conservation pose problème, surtout avant la généralisation du froid industriel. Avant l'installation des glacières puis des frigorifiques, les prescriptions sanitaires concernant les boucheries sont relativement simples.

À l’époque moderne, les pouvoirs publics se soucient surtout de la bonne qualité de la viande vendue (pour les éviter les intoxications alimentaires), du « juste prix » (pour éviter les émeutes frumentaires) et du respect des règles commerciales (lutte contre les fraudes). Il n’existe pas réellement de prescriptions réglementaires ou sanitaires concernant le bâti et les étalages, sauf quand l’activité de la tuerie déborde dans la rue (écoulement du sang, dépôt des déchets d’abattage) ou que la circulation du bétail vivant dans l’espace urbain pose problème (itinéraires pour mener les bêtes du champ jusqu’aux tueries, embarras provoqués par le « bœuf manqué » quand la bête s’échappe car l’assommage a été mal réalisé).

Au XVIIIe siècle, les bouchers parisiens conservent la viande « dans des celliers frais ou « chambres à chair », loin de la lumière et des insectes nuisibles ». Les autorités publiques imposent aux bouchers de laver à grande eau leur étal et la rue, pour permettre l'évacuation du sang et des nivets, les petits déchets de boucherie. Le bon entretien du puisard est surveillé pour éviter les « miasmes » et l'insalubrité.

La bonne évacuation des déchets liquides et solides est au cœur des règlements de police. La spécificité et la fonctionnalité des lieux dédiés à l'activité bouchère sont soulignées dans la thèse de Jean-Michel Roy. Au XIXe siècle, les mesures imposées aux bouchers demeurent assez simples : les locaux doivent permettre une bonne évacuation des déchets (notamment l'écoulement des eaux usées) et doivent être bien ventilés, disposition conforme aux thèses « aéristes » dominantes chez les hygiénistes de l'époque.

À partir de 1806, la préfecture de police de Paris publie chaque année un Rapport général sur les travaux du conseil d'hygiène publique et de salubrité de la Seine. En 1844, les boucheries ont appelé douze fois l'attention du conseil : « leurs inconvénients tiennent surtout aux difficultés locales de faire écouler rapidement les eaux de lavage putrescibles, dites eaux rousses ». En février 1858, la boucherie parisienne est libéralisée, avec une suppression du système néo-corporatif de la Caisse de Poissy et du numerus clausus.

« L’article 2 de l’ordonnance de police du 16 mars 1858 règle l’établissement des boucheries de la manière suivante : le local pour l’ouverture d’un étal aura au moins 2,50 m d’élévation, 3,50 m de largeur et 4 m de profondeur. Il sera fermé dans toute sa hauteur par une grille en fer ; la ventilation devra y être établie au moyen d’un courant d’air transversal ; le sol sera entièrement dallé avec pente en rigole et en surélévation de la voie publique ; les murs seront revêtus d’enduits ou de matériaux imperméables (…).

En 1887, le préfet de police de Paris perd la surveillance de la conformité des locaux, qui revient alors au préfet de la Seine. « Un arrêté du préfet de police de la Seine du 20 avril 1887, modifiant sur ce point une ordonnance de police du 16 mars 1858, détermine les dimensions de l’étal et indique certaines mesures de salubrité et de ventilation. Si les conditions prescrites par cet arrêté ne sont pas remplies, l’administration est autorisée, dans les quinze jours de la déclaration, à faire opposition à l’ouverture de l’étal ».

Réalité du terrain et adaptations

Il faut maintenant confronter ces normes sanitaires théoriques avec la réalité du terrain. Les prescriptions principales sont généralement respectées : local de grande taille, mur carrelé, sol dallé (avec une pente pour évacuation des eaux rousses), grille pour assurer la ventilation des locaux... Deux gravures de 1806-1807, provenant d'une « collection des maisons de commerce de Paris et intérieurs les mieux décorés » (Bibliothèque nationale de France, Cabinet des estampes), montrent clairement la présence de grandes grilles qui permettent la ventilation de la boutique.

Par contre, la règle des crochets ne devant pas faire saillie sur la voie publique ne semble pas toujours respectée : cela a un lien direct avec la mise en scène du produit, la présentation des carcasses au public. Le non-respect de l’ordonnance de police de 1823 sur les saillies sur l’espace public est un bel exemple d’accommodement du boucher avec les prescriptions réglementaires. Comme tout commerçant, le boucher doit montrer sa marchandise pour la vendre. Les vitrines réfrigérées n’existant pas au XIXe siècle, la viande est suspendue à des crochets, ce qui permet de l’attendrir et de mieux la conserver.

Pour rendre visible le produit, les pièces de viande sont accrochées en façade sur des crochets. Cette stratégie de contournement ou d’adaptation aux règlements architecturaux se retrouve avec les grilles. Sur la photographie de la boucherie Renault-Bardin (fin XIXe siècle), on voit très clairement que la grille est devenue une installation très utile car elle permet de suspendre les quartiers de viande.

Imposée par les textes réglementaires pour des fins de ventilation, la grille présente un intérêt décoratif pour la façade et utilitaire pour l'exposition des carcasses à la vente. La gravure du « drame des Ternes » nous montre l'aménagement intérieur d'une boucherie parisienne en 1892 : sol carrelé impeccable, mobilier soigné, boutique lumineuse (présente de vitres et de miroirs), pièces de viande suspendues en façade donnant sur la rue. Cette gravure illustre bien le fait que les diverses prescriptions réglementaires ont été acceptées et intériorisées par les professionnels de la viande. Le dallage du sol est devenu un élément esthétique de la boutique.

Sur d'autres représentations, les motifs complexes adoptés pour le carrelage mural forment un décor très élaboré. La figure 6 est intéressante car les intérieurs de boucherie sont bien moins souvent représentés que les façades extérieures. Elle nous rappelle notamment qu'à la fin du XIXe siècle, le client évolue au milieu des viandes, élément qui disparaitra ensuite avec la généralisation du comptoir qui matérialise la séparation entre l'espace du client et du vendeur. Les normes hygiénistes imposées par les pouvoirs publics sont d'autant plus légitimées dans la seconde moitié du XIXe siècle que le boucher doit apporter un soin particulier à son cadre de vente avec le développement de la concurrence commerciale.

La concurrence et l'évolution du métier de boucher

La boucherie est un commerce de détail. Comme dans tous les commerces de détail, la concurrence avec les confrères est forte. Le consommateur favorise un commerçant soit pour la qualité des produits vendus soit pour les faibles prix pratiqués. Néanmoins, le « marketing » a toujours existé, c'est-à-dire le souci de satisfaire le client pour le fidéliser.

À l'époque du numerus clausus (1811-1858), les bouchers parisiens étaient sans doute moins sensibles à la concurrence car ils bénéficiaient d'un statut commercial protégé grâce au système néo-corporatif mis en place. Néanmoins, le souci de bien aménager sa boutique existait parfois déjà, comme le montrent les gravures de 1806 et 1807. Quand la période libérale débute en 1858, la concurrence devient beaucoup plus forte.

Paris comptait 500 bouchers détaillants jusqu'en 1858 ; ce nombre passe à 1132 en 1860, 1658 en 1883, 2049 en 1911 pour se stabiliser ensuite jusqu'aux années 1960 (1899 en 1921, 1803 en 1931, 2051 en 1946, 1991 en 1954, 1890 en 1962, 1789 en 1966). À partir du Second Empire, avec le développement du libéralisme économique et de diverses formes de concurrence nouvelles (les boucheries hippophagiques, les coopératives de consommation, les économats patronaux, les magasins d’alimentation générale à succursales multiples, les boucheries municipales), le boucher détaillant, qui abandonne l’abattage au chevillard dans les villes, est obligé de s’adapter aux attentes nouvelles d’une clientèle plus exigeante.

Sous la Troisième République, la viande devient une denrée plus commune, dont la consommation se démocratise. Auparavant, la viande de boucherie était un produit de luxe : les consommations carnées des classes populaires urbaines se limitaient le plus souvent à la volaille, à la charcuterie et à la triperie. À partir du milieu du XIXe siècle, la consommation de la viande de boucherie (bœuf, veau, mouton) se démocratise à Paris et les classes laborieuses estiment que manger du bœuf est un signe de réussite sociale. Au XXe siècle, l’expression « gagner son bifteck » (référence carnée) complète la formule « gagner sa croûte » (référence au pain, aliment de base traditionnel en Occident).

Les circuits de distribution de la viande se diversifiant (apparition des restaurants et du négoce en demi-gros des viandes aux Halles centrales) et l’installation d’une boucherie devenant libre en 1858, le détaillant doit maintenant trouver des moyens pour retenir les clients face à la multiplication des concurrents.

L’évolution majeure à partir du milieu du XIXe siècle est bien la suivante : le boucher détaillant parisien devient avant tout un commerçant. Certes, la dimension artisanale (transformation d’une matière première) est toujours centrale dans le métier, mais l’aspect commercial (maîtrise des techniques de vente) prend de plus en plus de place. Sous l'Ancien Régime, les bouchers déployaient déjà des techniques pour conserver leur clientèle, par le truchement du crédit notamment. Sydney Watts montre que le crédit octroyé par les bouchers parisiens au XVIIIe siècle permet non seulement de capter les consommateurs mais aussi d'asseoir sa réputation. La question de la fidélisation du client se renforce au XIXe siècle, avec l'importance de la confiance accordée aux fournisseurs de viande.

« Le fournisseur n’est pas anonyme, il est "du coin", et cette proximité autant que son nom, qu’il étale volontiers sur sa vitrine, en précisant "maison de confiance", rassure l’acheteur. Il n’est pas interdit de voir dans cette relation interpersonnelle comme une façon d’être tranquillisé sur la provenance des produits de bouche - comme une alternative à ce contrôle direct que le consommateur zoophage exerçait sur la viande et qu’il n’exerce plus, parce que les abattoirs sont exilés loin des boutiques, parce que, devenu sarcophage, il veut savoir sans voir.

Si la confiance entre fournisseur et client demeure une valeur essentielle pour la réussite commerciale, le décor de la boutique devient peu à peu un élément incontournable. L’évolution esthétique et architecturale des boucheries parisiennes a été très bien abordée dans un ouvrage collectif de 1987, Les décors des boutiques parisiennes. L'embellissement des lieux de vente concerne le commerce en général, mais cette évolution est très marquée chez les bouchers.

Quand Louis-Sébastien Mercier décrit les boucheries de Paris à la fin du XVIIIe siècle, il insiste sur les mares de sang et la puanteur des lieux. De telles descriptions sordides sont réservées aux abattoirs et ne s'appliquent plus aux boucheries de détail de la fin du XIXe siècle. Dans un article sur les boucheries de Rouen, l’architecte Francis Courpotin propose une analyse instructive de l’évolution de l’aspect des façades et de l’aménagement des boutiques urbaines. Notons que dès les années 1890 (et même peut-être auparavant), les publicités sont nombreuses dans le Journal de la Boucherie de Paris pour des entrepreneurs qui proposent l’aménagement complet d’une boucherie (mobilier, carrelage, vitrines, façade).

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