Cet article se propose de répondre aux questions sur la base d’une enquête de sociologie de l’action publique intégrée à un programme de recherche portant sur les caractéristiques des activités agricoles insulaires dans seize îles de l’Ouest français : les îles d’Oléron, Ré et Noirmoutier, qu’un pont routier relie au continent, et les treize îles de l’Atlantique abritant au moins une commune, soit l’île d’Aix, l’île d’Yeu, l’île d’Houat, l’île de Hoëdic, l’île aux Moines, l’île d’Arz, Belle-Île-en-Mer, l’île de Groix, l’île de Sein, l’île de Molène, l’île d’Ouessant, l’île de Batz et l’île de Bréhat, qui ne sont accessibles que par la mer. Cette recherche a donné lieu à la réalisation de 32 entretiens semi-directifs avec des acteurs variés (élus et agents administratifs de collectivités territoriales, agents administratifs des services décentralisés de l’État, associations de développement agricole et rural, associations de protection et d’éducation à l’environnement, agriculteurs, distributeurs) ainsi qu’à une collecte documentaire, dans une démarche comparative.
La première partie de l’article expose les contraintes particulières que les politiques de protection paysagère font peser sur les îles atlantiques. La deuxième partie évoque les évolutions en cours de l’agriculture et de l’action publique en matière agricole sur ces territoires. Elle suggère que des initiatives convergentes de relocalisation agricole sur les îles conduisent à revisiter les rapports entre agriculture et protection de l’environnement. Le problème de la construction de bâtiments agricoles, au cœur de ce sujet, est analysé dans la troisième partie.
Des îles-patrimoine ?
Voici trente ans, des chercheurs pouvaient déjà faire le constat que les mesures de protection réglementaire étaient « plus développées sur les îles que sur le littoral continental » (Bioret, Brigand & Le Démézet, 1990). Ce jeu de contraintes ne s’est pas desserré : du fait de leurs particularités en termes de biotopes et de paysages, les îles de la façade atlantique demeurent particulièrement concernées par les périmètres de protection.
Quelles sont les conséquences de ces différents cadres ? Le régime des sites classés et inscrits, créé en 1906 et complété en 1930, a pour vocation de protéger les paysages. Dès 1907, le classement de Bréhat laissait entrevoir l’importance du tourisme balnéaire dans cette décision : en demandant au ministre des Beaux-Arts de « classer l’île de Bréhat tout entière », le Conseil municipal se faisait le relais des « nombreux étrangers qui viennent à Bréhat pendant la saison balnéaire tous les ans, et trouvent l’île si pittoresque et si belle avec ses îles, îlots, rochers, grèves et sa vue magnifique sur la mer2 ».
Le périmètre classé embrasse dans certains cas de vastes ensembles littoraux, comme par exemple en Bretagne la baie d’Audierne, le Golfe du Morbihan, l’archipel de Molène ou l’Île d’Ouessant. Sur l’île d’Oléron, c’est 84 % de l’espace qui est classé. Bréhat l’est entièrement. Rien de ce qui pourrait affecter l’aspect d’un site classé ne peut être entrepris sans l’autorisation au minimum du préfet (pour les interventions d’urbanisme qui relèvent de la simple déclaration préalable) ou du ministre s’il s’agit de travaux d’aménagement, notamment toute construction ou démolition.
Au fil du xxe siècle, l’attractivité croissante des îles et des rivages marins conduira à les inscrire dans un régime d’exception au regard des politiques de protection. La loi « Littoral » de 1986 acte leur singularité, mais ce texte ne vise cependant pas à les préserver de toute transformation. Il s’efforce en réalité de concilier trois objectifs, « l’aménagement, la protection et la mise en valeur3 ». On ne peut en comprendre l’esprit qu’en le resituant dans le contexte de l’urbanisation rapide des années 1970 et des fortes pressions à l’aménagement touristique qui s’exercent alors sur les côtes.
C’est sous l’influence d’une jurisprudence plutôt restrictive que la loi prendra finalement un caractère protecteur plutôt qu’aménagiste. La loi Littoral adopte un raisonnement fondé sur une distance à la mer lorsqu’elle est à son niveau le plus haut : jusqu’ à 100 mètres de ce point, toute construction est interdite, à l’exception des activités qui nécessitent le voisinage de l’eau. Au-delà, les restrictions varient selon des caractéristiques topographiques et patrimoniales que la jurisprudence s’est efforcée de préciser, mais qui restent malgré tout soumises à l’appréciation de la configuration des lieux par les services administratifs, et le cas échéant par le juge. Les îles étant entourées d’eau de tous côtés, selon leur définition-même, la traduction de la « bande de 100 mètres » dans leur cas est l’apparition d’un cordon d’inconstructibilité sur tout le pourtour de leur territoire.
Le code de l’urbanisme, dans sa partie « dispositions particulières au littoral », rappelle le caractère impératif du respect de ces découpages légaux dans les documents d’urbanisme des communes. Il en résulte, dans toute commune littorale et en particulier sur les îles de taille petite ou moyenne, une forte restriction sur la liberté des exécutifs pour orienter l’aménagement local. Ces dispositions ont été efficaces pour limiter l’urbanisation, ce qui a conduit d’ailleurs, tout au long des années 1990, à de vives protestations des exécutifs locaux et au déploiement d’une jurisprudence abondante, qui a souvent tourné au désavantage des maires aménageurs (comme à Yeu, par exemple, où un conflit sur un permis de construire a eu pour issue une démission collective du Conseil municipal en 1996).
Toutefois, ce cadre légal protecteur ne discrimine pas ses cibles selon la vocation des constructions ou selon leur caractère d’intérêt général ou d’intérêt privé. Il pèse donc tout autant sur le développement d’activités économiques potentiellement d’intérêt général, telles que le maintien ou le développement de l’agriculture, y compris dans des démarches respectueuses de l’environnement, que sur la construction d’habitations particulières ou de zones commerciales (Leroy, 2012).
Il faut ajouter enfin à ces contraintes réglementaires celles qui pèsent sur l’accès au foncier. Mise en œuvre par le Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres (ci-après désigné comme « Conservatoire du littoral »), établissement public d'État à caractère administratif créé en 19754, la politique nationale de sauvegarde foncière des espaces littoraux a pour but de garantir, par acquisition publique, leur protection sur le très long terme.
Le Conservatoire du littoral possédait en 2015 environ 160 000 hectares de terres sur toutes les côtes françaises (14 % du linéaire côtier) et poursuivait l’objectif d’en acquérir, en coordination avec ses partenaires départementaux et l’Office national des forêts, un tiers à l’horizon 20505. Sur une île comme Groix, ce sont ainsi 300 hectares de terrains qui sont devenus, au fil du temps, propriété publique6. Dans les zones d’intervention autorisées (elles supposent une délibération communale), la négociation amiable avec les propriétaires, la préemption, et dans un ultime recours rarement utilisé, la procédure d’expropriation permettent de mettre en œuvre cette protection.
Depuis 1976, les départements sont également engagés dans une politique d’acquisition foncière consacrée à la protection des « espaces naturels sensibles », qui peuvent inclure des zones littorales. Les outils sont identiques et les objectifs similaires à ceux du Conservatoire du littoral (et font souvent l’objet d’une concertation entre ces deux services). Dans les deux cas, les missions exercées ne s’arrêtent pas à l’acquisition des biens fonciers. Ces terres supposent une gestion et des aménagements, qui sont l’objet de conventions passées avec des gestionnaires sélectionnés sur la base de cahiers des charges.
La protection de l’environnement est une priorité constante, mais elle peut répondre de modalités variées selon l’ancienne vocation des terres (agricoles ou naturelles), les opportunités d’aménagement ou encore la prise en compte de divers intérêts territoriaux. Les terres mises en fermage dans ce cadre se distinguent des baux ruraux courants : les conventions d’exploitation définissent précisément les modes d’exploitation possibles (par exemple la pression de pâturage maximale s’il s’agit d’un élevage), peuvent limiter les aménagements et n’ouvrent pour le preneur aucune perspective d’acquisition par préemption (contrairement au fermage traditionnel), puisque toute vente future est exclue.
Bien qu’il ne les cible pas expressément, ce cadre légal protecteur fait peser sur les agriculteurs littoraux, et plus encore sur ceux des îles petites et moyennes, des contraintes particulières en termes de construction et d’accès au foncier. Ce problème n’était pas un sujet de préoccupation tant que l’agriculture, généralement déclinante dans les îles, n’était pas porteuse de projets d’aménagements ni d’une volonté d’extension.
Au cours de la seconde moitié du xxe siècle, la France est passée d’une politique agricole de maintien des communautés rurales et de la paysannerie à une politique agricole sectorielle, professionnalisée, visant à répondre aux exigences d’une modernisation compétitive de l’économie nationale (Muller, 1984). L’agriculture littorale a pâti fortement de cette évolution. Selon les chiffres de la DATAR, la surface agricole utile (SAU) diminue ainsi de 8,9 % dans les communes littorales entre 1970 et 1979 contre 1,4 % dans la France entière (Sanson, 2008, p. 4). La tendance se prolonge sur plusieurs décennies : -17 % entre 1979 et 1988 contre -3 % à l'échelle nationale ; -6 % contre -2,6 % entre 1988 et 19987. Pour les îles, les exigences de modernisation représentent un défi bien plus grand encore (Brigand, 2002 ; Péron 1993). Aux contraintes communes avec les espaces littoraux (concurrence de l’attractivité résidentielle, du tourisme et des activités de loisir) s’ajoutent des facteurs de déclin plus spécifiques. La décroissance démographique y est plus...
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