Dans la pratique de l'Islam, il existe plusieurs préceptes alimentaires qui dictent ce qui est permis (halal) et ce qui est interdit (haram). Parmi les interdictions les plus connues et discutées figure celle concernant la consommation de porc.
Le Coran, livre sacré des musulmans, établit clairement les règles alimentaires dans plusieurs versets. Parmi les plus pertinents à l'interdiction de la consommation du porc, nous trouvons :
- Sourate Al-Baqarah (2:173) : « Il vous est seulement interdit la chair d’une bête morte, le sang, la chair de porc, et ce sur quoi on a invoqué un autre nom que celui d’Allah.
Les hadiths, enseignements et traditions du Prophète Muhammad (paix soit sur lui), complètent et expliquent souvent les enseignements coraniques.
En conclusion, l'interdiction de la consommation de porc en Islam repose sur des fondements scripturaires solides du Coran et des hadiths du Prophète Muhammad (paix soit sur lui). C’est une pratique qui va au-delà de simples restrictions alimentaires, englobant des dimensions spirituelles, sociales et culturelles importantes pour les musulmans.
Diversité des opinions et interprétations
Une analyse des principaux arguments peut nous permettre de saisir combien le concept halâl peut paraître fluctuant et malléable selon le contexte historique et intellectuel, malgré son apparence rigide et immuable. En effet, l’émergence des interrogations sur l’interdit du porc se trouve liée au processus d’occidentalisation, aux politiques sécularistes de l’État et au réformisme islamique, tendance populaire parmi les intellectuels musulmans depuis les dernières décennies de l’Empire ottoman.
Il apparaît ensuite que les arguments principaux en faveur de la halalisation du porc en Turquie disposent d’un hinterland politique et intellectuel qui dépasse largement le contexte national et religieux : ils témoignent de l’importance croissante des politiques de population, de la rationalité économique et de la propagation de la consommation de viande au niveau international.
Ahmed Nevzad n’était pas le seul qui indiquait les risques sanitaires comme l’unique raison de l’interdit du porc en Islam. En fait, cet argument était considérablement répandu dans les textes qui cherchent à justifier ce tabou alimentaire.
L’un des exemples les plus anciens que j’ai trouvés est un article intitulé « Le ver du cochon dite trichinose », publié en janvier 1883, dans une revue de vulgarisation scientifique (Mecmua-i Ebüzziya). En se référant à certaines sources européennes, l’auteur évoque les dangers de la trichinose sur la santé humaine.
Il prétend que ce parasite se reproduit lui-même dans la viande de porc et que les scientifiques aux États-Unis et en Europe sont de plus en plus opposés à la consommation de cette viande. Il conclut finalement en soulignant que ces développements dans la science moderne servent à confirmer encore une fois la justesse et la sagesse divine de l’Islam.
Nous retrouvons les arguments similaires dans un livre sur l’Islam et la science, publié dix-sept ans plus tard. L’auteur y évoque les maladies liées à la consommation de porc (toujours les parasites et aussi quelques problèmes digestifs) ; résume l’histoire médicale des découvertes scientifiques à ce sujet et démontre finalement comment la justesse du tabou islamique est confirmée par la science moderne (Milaslı, 1900).
La contradiction absolue est liée à sa méthodologie et à ses priorités qui restent tout à fait identiques. Dans ces deux ouvrages, il veut démontrer avant tout les preuves scientifiques de la justesse et la supériorité de l’Islam. La supposition a priori d’une cohérence sans faille entre la religion et la science/la raison scientifique constitue toujours le fondement principal de sa méthode d’interprétation de la religion.
Si nous employons ses propres expressions, « la base de l’Islam est le Coran et la raison/raisonnable » et « il n’y a jamais une contradiction entre la science et le Coran » (Milaslı, 1935, 1946 : 25). Il n’est donc pas surprenant que les découvertes scientifiques l’aient obligé à réévaluer ses avis sur les questions religieuses.
Réformes et sécularisation en Turquie
Entre la préparation du manuscrit et la parution du livre en arabe, la carte et la structure politique du pays furent profondément modifiées. Les réformes de 1916-1917, qui exclurent le Cheikh-ul Islam du cabinet et limitèrent le pouvoir de l’institution des oulémas en privant le Cheikh-ul Islam de son autorité sur la direction de l’evkaf (fondations pieuses), les madrasas et les tribunaux islamiques, font partie des changements majeurs de dernières années de l’Empire.
Elles ouvrirent l’espace public à des interprétations de plus en plus diversifiées et non officielles de l’Islam. Cette tendance se renforça durant les premières décennies de la période républicaine. Jusqu’à la publication de la traduction en turc du livre en 1933, plusieurs autres réformes en vue de la sécularisation furent mises en place.
En 1924, le gouvernement abolit le Califat, ferma les madrasas, le ministère de la Charia et de l’Evkaf, et créa une administration des affaires religieuses sous l’autorité du Premier ministre. L’affaiblissement du corps des oulémas se traduisit rapidement dans la sphère des publications religieuses. Trois premières traductions en turc du Coran furent publiées en 1924 : aucun des traducteurs n’avait de formation en études coraniques (Wilson, 2009).
Le terrain devenait donc encore plus favorable pour l’apparition et la diffusion d’interprétations plus réformistes de l’Islam. Les réformes ne cessèrent pas dans les années suivantes. En 1925, le gouvernement bannit les ordres soufis, ferma les couvents des derviches, interdit le port de costumes religieux, sauf dans les lieux de culte. En 1928, la clause de religion de l’État fut supprimée de la constitution et un conseil fut formé pour étudier la réforme de l’Islam ; en 1931, la laïcité fut adoptée comme l’un de six principes du parti unique et, en 1932, l’appel à la prière fut turquifié.
En bref, le nouveau régime montra clairement sa volonté de nationaliser, et réformer l’Islam, de limiter sa visibilité publique et de le mettre sous le contrôle de l’État pendant sa première décennie.
Sécularisme et Islam
Tous ces développements s’accompagnèrent d’une multiplication des réflexions sur la place de la religion dans la société et la politique. Les deux premiers avis évoqués ci-dessus concernant le tabou islamique du porc illustrent bien deux différentes perceptions du sécularisme.
L’indifférence de Tevfik Rüşdü vis-à-vis l’interdiction de la religion au sujet de porc (« La religion peut l’interdire, mais cette idée mourra avec l’ancienne génération ») est sans doute un signe d’un sécularisme radical, d’une sécularité séculariste qui défend la nécessité de l’émancipation de la religion afin de pouvoir devenir « civilisé » (Casanova, 2011).
Les modernistes-islamistes cherchaient à définir un état d’exception pour l’Islam afin d’éviter l’opposition binaire séculaire-religieux et de résister ainsi à la projection politique de la sécularisation radicale. On soulignait, à cette fin, que contrairement à l’image propagée à cause de l’obscurantisme des oulémas traditionalistes, l’Islam était une religion parfaitement compatible avec la raison (voire avec la science, la modernité et la démocratie) (Kurzman, 2002 ; Bein, 2011).
Cette perception du sécularisme et de l’Islam doit sans aucun doute beaucoup au mouvement du réformisme islamique, qui était très populaire parmi les intellectuels musulmans ottomans, notamment après la révolution jeune turque. L’idée a priori d’une harmonie entre l’Islam et la raison scientifique était un des principaux appuis discursifs du réformisme islamique dans sa recherche de reconstruction de l’Islam comme un projet politique moderne et progressiste.
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