Une observation, même superficielle, des récits de Maupassant permet aisément de constater l’importance intrinsèque des déplacements dans cette œuvre. De même, la plupart des critiques ont noté la propension quasi irrésistible qui pousse un grand nombre de personnages de notre auteur à se mouvoir et à emprunter les moyens de locomotion les plus variés : ainsi M. Louis Forestier, dans son édition récente des Contes et Nouvelles, évoquant à plusieurs reprises cette frénésie de déplacement, parle à ce propos de « dromomanie ».
Le Rôle des Déplacements dans l'Intrigue
On pourrait, simultanément, montrer que ces déplacements physiques jouent un rôle essentiel dans l’intrigue de nombreux contes. Il en est ainsi bien évidemment, par exemple, de toute la série des Dimanches d’un bourgeois de Paris, qui peuvent se résumer dans le mouvement centrifuge qui conduit un petit employé parisien, M. Patissot, à profiter de chacune de ses journées de liberté pour s’évader de la capitale et parcourir à pied la campagne avoisinante : transposition, on le sait, de l’attitude de Maupassant lui-même au cours de ses premières années d’existence parisienne. De la même façon, le récit d’un déplacement est au centre, et centre obligé, de tous les contes de guerre et de chasse. La rencontre, qui joue un rôle capital dans la plupart des contes d’amour, n’est le plus souvent rendue possible que par un déplacement physique.
Un certain nombre de contes, d’ailleurs, pourraient presque se résumer en un certain nombre d’itinéraires : on pourrait dire, en ce sens, que La Maison Tellier raconte successivement un voyage en train, puis un déplacement en carriole, enfin un déplacement à pied (la procession qui précède la cérémonie religieuse), suivis symétriquement d’une nouvelle promenade en voiture et du retour en train. La Dot, qui raconte comment un notaire, récemment installé, s’enfuit avec la dot de sa jeune épouse, à l'occasion d'un voyage à Paris, fait se succéder un voyage ferroviaire de Normandie à Paris, puis un itinéraire en omnibus à travers la capitale. Un Echec raconte un déplacement en bateau, de Marseille en Corse, puis un voyage en diligence à travers l'île.
Le Devoir du Déplacement: Boule de Suif
Une lecture plus approfondie conduirait sans doute aussi à admettre que c’est cette loi implicite du mouvement qui donne leur sens profond et leur nécessité à un certain nombre de contes. Ainsi, dans cette perspective, le plus célèbre des récits de Maupassant, celui que l’on peut considérer à plus d’un titre comme l’œuvre inaugurale, Boule de suif, ne fait qu’illustrer ce que l’on pourrait appeler le devoir du déplacement : l’héroïne qui donne son titre à la nouvelle n’est sans doute, telle Iphigénie, que la victime propitiatoire sacrifiée pour que la diligence, arrêtée dans un village, puisse reprendre sa progression.
Parallèlement, il est probable que la femme entretient une relation profonde avec cette loi du mouvement : soit que, comme dans Boule de suif, elle apparaisse comme la victime immolée à une nécessité supérieure ; soit que, au contraire, la conquête d’une femme devienne la récompense d’un déplacement aventureux et pénible (et l’on songera en particulier au Mariage du lieutenant Laré) ; soit enfin que, comme dans Une Partie de campagne, la conquête et la possession amoureuse se manifestent comme le stade supérieur, figuré par les trilles de l’oiseau qui président à la conjonction du couple, d'un processus de mouvement progressivement accéléré dont les étapes successives sont constituées par le déplacement préalable en char à banc, le jeu de l’escarpolette, enfin le glissement sur la yole.
Signification Imaginaire de l'Espace et du Mouvement
Mais notre propos présent vise moins à mettre en évidence cette fonction structurale des mouvements dans les récits de Maupassant qu’à tenter de nous interroger sur la signification imaginaire que comportent dans cette œuvre l’espace et le mouvement qui vise à le parcourir. Dans cette perspective, nous voudrions successivement montrer l’angoisse de l'immobilité et de l’enlisement qui habite cette œuvre, puis étudier le besoin irrépressible d’évasion qui lui correspond, et qui entraîne naturellement une certaine valorisation de l’espace. De plus, cet espace valorisé n’est pas seulement goûté par le regard qui le parcourt, il est aussi traversé par le déplacement physique qui en prend directement possession. Ceci nous conduira donc à tenter de recenser les formes essentielles de déplacements qui existent dans l’œuvre, et à nous efforcer d’en dégager la signification profonde. Enfin il nous paraît intéressant d’appliquer ce concept de mouvement et les déterminations qu’il implique au problème - essentiel et ambigu - de la signification de l’eau, qui a déjà été abordé par de nombreux critiques, mais sur lequel il nous apparaît souhaitable de nous pencher à nouveau.
L'Angoisse de l'Immobilisation et de la Prison
L’œuvre de Maupassant développe constamment, il est aisé de le constater, une phobie très intense de l’immobilisation, une angoisse sensible de la prison. Cette prison est d’abord matérielle, concrète, espace tragiquement limité à l’intérieur duquel l’individu souffre d’un sentiment profond de confinement. Prison qui, pour l’homme moderne et le citadin, s’identifie d’abord avec son domicile, le lieu et l’espace limités où l’emprisonnent les nécessités matérielles et sociales, celles de la famille et de la profession. Tout logis qu’on habite longtemps, est-il affirmé dans Au soleil, devient une prison. Ce domicile-prison, c’est par exemple celui de Patissot, le héros des Dimanches d'un bourgeois de Paris :
« Sa fenêtre donnait sur une cour étroite et sombre, une sorte de cheminée où montaient sans cesse toutes les puanteurs des ménages pauvres. Il leva les yeux aussitôt vers le petit carré de ciel qui apparaissait entre les toits, et il aperçut un morceau de bleu foncé, plein de soleil déjà, traversé sans cesse par des vols d’hirondelles qu'on ne pouvait suivre qu’une seconde »
L’inflexion même du passage, on le voit, oppose au réduit étroit et sombre où se déroule l’existence habituelle de Patissot le libre vol des oiseaux dans l’immensité bleue du ciel. Un autre employé, le père Leras, vit, du moins au cours de son existence professionnelle, dans des conditions similaires :
« La petite pièce où, depuis quarante ans, il passait ses journées était si sombre que, même dans le fort de l’été, c’est à peine si on pouvait se dispenser de l’éclairer de onze heures à trois heures »
Le sentiment d’emprisonnement ne se limite pas à l’appartement ou au lieu de travail, il se développe aussi à l’intérieur de la ville elle-même, devenue à son tour une prison. Toute ville, dans cette œuvre, est un peu semblable à l'image de Gênes qui apparaît dans Les Soeurs Rondoli, une ville labyrinthique, qui étend l’angoisse carcérale à l’ensemble de l’espace urbain :
« On nous connaissait maintenant par les rues, déclare le narrateur de la nouvelle de lui-même et de son compagnon, par les rues étroites et sans trottoirs de cette ville qui ressemble à un immense labyrinthe de pierre, percé de corridors pareils à des souterrains. Nous allions dans ces passages où soufflent de furieux courants d’air, dans ces traverses resserrées entre des murailles si hautes que l'on voit à peine le ciel. »
La Rochelle donne une impression similaire au narrateur de l’Epave, « avec ses rues mêlées comme un labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries sans fin ». Mais ce qui est vrai des vieux quartiers populaires de très anciennes cités l’est aussi et plus généralement de toute ville, même la plus moderne : pour Maupassant la ville est bien, dans son essence, une sorte de prison élargie :
« A Paris, déclare le héros de Les Bécasses, il me semble que je ne suis jamais dehors ; car les rues ne sont, en somme, que de grands appartements communs, et sans plafond. Est-on à l’air, entre deux murs, les pieds sur des pavés de bois ou de pierre, le regard borné partout par des bâtiments, sans aucun horizon de verdure, de plaines ou de bois ? »
C’est pourquoi tout lieu clos, dans cette œuvre, est marqué d’une accentuation néfaste, et s’identifie volontiers à un cercueil. Ainsi en est-il, de façon particulièrement significative et spectaculaire, de cette maison du berger qui, à deux reprises sert de prison et de piège mortel aux amants adultères poursuivis par la foi fanatique d’un desservant de village ou par la vengeance d’un mari jaloux. Mais on peut songer aussi à la marnière qui sert de tombe à Pierrot, le chien de Madame Lefèvre ou à la cave dans laquelle sont enfermés et menacés de noyade les soldats ennemis évoqués dans Les Prisonniers.
Horreur des Matières Poisses et Peur de l'Enlisement
A cette angoisse de la prison doit être rattachée une horreur des matières poisseuses qui se manifeste constamment dans cette œuvre, preuve d’une peur de l’enlisement dont on trouve le témoignage, par exemple, dans le récit intitulé Misère humaine, où, en contrepoint d’une anecdote révélatrice de la cruauté de l’existence, est évoqué un paysage atteint d’un phénomène général de liquéfaction :
« Il pleuvait, j’allais seul, par la plaine, par les grands labourés de boue grasse qui fondaient et glissaient sous mon pied. De temps en temps une perdrix surprise, blottie contre une motte de terre, s’envolait lourdement sous l’averse. Mon coup de fusil, éteint par la nappe d’eau qui tombait du ciel, claquait à peine comme un coup de fouet, et la bête grise s’abattait avec du sang sur ses plumes. Je me sentais triste à pleurer, à pleurer comme les nuages qui pleuraient sur le monde et sur moi, trempé de tristesse jusqu’au cœur, accablé de lassitude à ne plus lever mes jambes engluées d’argile »
Paysage baudelairien et spleenétique, où toute tentative d’essor aboutit à un échec et à une retombée sous la pesanteur de la matière ; paysage qui est autant intérieur qu’extérieur, et qui révèle le triomphe d’un processus impitoyable d’enlisement. Inversement, si Maupassant célèbre avec tant d'enthousiasme le site du Mont Saint-Michel, c’est sans doute aussi parce qu’il symbolise un jaillissement victorieux hors de l’espace inquiétant et mortel des sables mouvants.
Cette peur de l’enlisement, c’est elle aussi qui rend si ambiguë souvent la compagnie de la femme, une femme qui est parfois identifiée à de la glu dans laquelle on se trouve prisonnier, qui vous enserre mortellement dans le flux de son regard ou dans la prison de ses bras. Ainsi de Paul, le héros de La Femme de Paul, est-il dit qu’« il était tombé dans cet amour comme on tombe dans un trou bourbeux ». De même, et très significativement, Maupassant évoque en ces termes le regard de la femme que le héros de L’Inconnue croise à plusieurs reprises dans les rues de Paris :
« Et elle s’en alla, après m’avoir dévisagé, jugé, pesé, analysé de ce regard lourd et vague qui semblait vous laisser quelque chose sur la peau, une sorte de glu, comme s’il eût projeté sur les gens un de ces liquides épais dont se servent les pieuvres pour obscurcir l’eau et endormir leurs proies »
Identification de la femme à une pieuvre qu’illustre allégoriquement le récit intitulé Un Soir : ce dernier raconte la vengeance que tire un mari trompé de la trahison de son épouse en s’emparant de pieuvres qu’il s’amuse à torturer.
Les Déterminismes et la Monotonie de l'Existence
Mais la prison dont souffrent les héros de Maupassant n’est pas seulement celle, matérielle, constituée par les murs de la chambre, les rues de la ville ou les bras de la compagne. Elle est aussi formée par tous les déterminismes qui accablent particulièrement l’homme moderne, déterminismes du milieu, de la famille, de la profession, et qui l’enferment dans un réseau à la fois invisible et rigoureux d'habitudes. Maupassant est, on le sait, l’un des premiers écrivains à avoir évoqué le drame impitoyable et feutré du héros moderne par excellence, le petit employé, enfermé dans sa carrière monotone : drame qu’illustrent de nombreux récits, comme En famille, Opinion publique, ou A cheval. Promenade résume en quelques lignes l’existence totalement monotone et vide qui fut celle du père Leras, « teneur de livres chez MM. Labuze et Cie » :
« Les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années s’étaient ressemblés. A la même heure, chaque jour, il se levait, partait, arrivait au bureau, déjeunait, s'en allait, dînait, et se couchait sans que rien eût jamais interrompu la régulière monotonie des mêmes actes, des mêmes faits et des mêmes pensées ».
C’est cette même monotonie qui, d’ailleurs, accable l’existence bourgeoisement oisive de M. Parent ou celle, mondaine, du baron de Mordiane :
« La monotonie des soirs pareils, des mêmes amis retrouvés au même lieu, au cercle, de la même partie avec des chances et des déveines balancées, des mêmes propos sur les mêmes choses, du même esprit dans les mêmes bouches, les mêmes plaisanteries sur les mêmes sujets, des mêmes médisances sur les mêmes femmes, l’écœurait au point de lui donner, par moments, de véritables désirs de suicide. »
Cette angoisse de l'enlisement et de la monotonie qu’éprouvent avec une égale intensité le mondain et le petit employé n’est donc pas due à des raisons sociales ou accidentelles : elle est essentielle à l’existence humaine, manifestation d’une tragique finitude sur laquelle de nombreux textes, et en particulier plusieurs passages de Sur l'eau apporteront leur témoignage. Finitude qui est aussi celle de la connaissance, forcément limitée à la capacité restreinte de nos sens, ridiculement impuissante face à l’immensité de l'inconnu qui, aux yeux de Maupassant nous entoure et ne cessera de nous entourer. C’est cette conviction qu’illustre, entre autres textes, une chronique du Gil Blas dans laquelle Maupassant écrit en particulier :
« La pensée de l’homme est immobile (...) Nous sommes emprisonnés en nous-mêmes, sans parvenir à sortir de nous, condamnés à traîner le boulet de notre rêve sans essor. »
Le Besoin Irrépressible d'Evasion
On comprend dès lors le besoin irrépressible d’évasion qui anime la majeure partie des personnages de Maupassant, et qui parfois s’impose à eux avec une force irrésistible. Mouvement panique comme celui qui gagne Rose, la fille de ferme à laquelle son patron offre le mariage, un mariage qu’elle ne peut accepter, du fait de l'enfant qu’elle a eu jadis d'un autre :
« Elle filait droit devant elle, d'un trot élastique et précipité, et de temps en temps, inconsciemment, elle jetait un cri perçant, »
Mouvement réflexe par lequel un individu tente d’échapper aux déterminismes qui l’accablent. C'est la même tentation qu’exprimera, dans un registre psychologique évidemment différent, celui qui est le narrateur des Soeurs Rondoli, époquant la désespérance d'une vie de célibataire et d’oisif :
« Alors, devant le bock baveux apporté par un garçon qui court, on se sent si abominablement seul qu’une sorte de folie vous saisit, un besoin de partir, d’aller autre part, n’importe où, pour ne pas rester là, devant cette table de marbre et sous ce lustre éclatant »
C’est aussi ce même besoin qu’exprimera, directement, le passage d'Au Soleil dont nous avons déjà cité un fragment :
« ... Oh ! fuir, partir ! f...
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