Les Viandes Paysannes: Définition et Consommation Alimentaire

Entre le revenu net des agriculteurs et la fortune qu'ils constituent se situe ce que j'appelle, pour faire court et aussi faute d'un autre terme plus explicite et plus rigoureux, "la consommation des agriculteurs". Entendons-nous bien sur la notion de revenu net : c'est ce qui reste au paysan sur les ventes qu'il a réalisées, après règlement de ses dépenses d'exploitation et de ses impôts.

Entendons-nous bien également sur la notion de fortune : c'est l'accumulation des biens mobiliers et immobiliers que le décédé laisse à ses héritiers. Ce qui veut dire, bien sûr, qu'une partie, variable, de la fortune peut reproduire tout simplement des biens eux-mêmes hérités, le solde représentant les biens acquis par le décédé, à partir de son propre revenu.

Dans ces conditions, évoquer la consommation des agriculteurs implique qu'on fait une distinction entre les dépenses de consommation concernant des biens durables ou moyennement durables et les investissements et placements, ces derniers se retrouvant en tout état de cause dans la fortune, ce qui ne peut être le cas qu'accidentellement pour les premiers. Ce schéma est inévitablement simplificateur, car l'image de la fortune que proposent les déclarations de succession est souvent une image en réduction de la fortune réellement acquise, du fait de répartitions partielles antérieurement effectuées, pour "établir" un fils, marier une fille.

Par ailleurs, une fortune ainsi diminuée perd toute dynamique lorsque son revenu n'a plus pour fonction que la subsistance de personnes âgées, n'exerçant plus qu'une activité réduite, à la mesure de leurs forces et de leurs ambitions également déclinantes. Il n'y a donc pas à être surpris que l'évolution de la fortune paysanne fasse apparaître un rythme de croissance moins élevé que celui du revenu des agriculteurs.

Cela dit, la consommation des agriculteurs, distincte de leurs investissements et placements, peut-elle être considérée comme une constante, pour la période que nous étudions ? Il est clair qu'elle n'est pas indifférente aux variations du revenu, ni au contexte de civilisation : l'enrichissement paysan, qui apparaît clairement en conclusion de l'étude du revenu des agriculteurs, ne peut-il être approché - sinon mesuré - par l'étude de la consommation des agriculteurs ? C'est l'objectif que je poursuis maintenant, sans me dissimuler les difficultés de l'entreprise.

On voit assez bien ce qui peut entrer dans la rubrique des dépenses de consommation, encore qu'il faudrait être en mesure de distinguer celles qui ont comme destination la satisfaction des besoins et désirs quotidiens des individus de celles qui visent à améliorer les conditions techniques - mais aussi humaines - de l'exploitation agricole. Pour ne prendre qu'un exemple, l'achat d'une sulfateuse mécanique, à traction animale, a valeur d'investissement mais il ne faut pas s'attendre à le retrouver comme tel, le plus souvent, dans les fortunes que nous livrent les successions, pas plus qu'il ne serait raisonnable de l'imputer sur un compte d'exploitation annuel.

Pour un petit ou moyen exploitant, c'est une dépense qui se prévoit, qui s'intègre dans une programmation le plus souvent empirique, où interviennent des considérations d'efficacité économique et aussi d'allégement du travail, où la perspective du loisir n'est pas forcément exclue. Dans les dépenses en biens de consommation de moyenne durée qu'il envisage ou réalise, le paysan ne peut pas, le plus souvent, faire avec rigueur la distinction entre ce qui relève de son confort et ce qui relève du perfectionnement de son outillage. Pourquoi ne pas respecter cette ambiguïté, bien involontaire ?

On peut donc considérer que les dépenses de consommation couvrent l'alimentation, l'habillement, l'équipement ménager et l'ameublement, l'équipement technique de l'exploitation, la santé et les loisirs. Cette énumération suffit à nous convaincre qu'elles ne sont pas d'un volume constant et donc une réflexion à leur sujet est bien justifiée.

I - LA CONSOMMATION ALIMENTAIRE

Les grandes enquêtes agricoles du milieu du xixème siècle se sont intéressées à ce problème, dans la perspective de définir et présenter un budjet-type, mais les archives départementales du Vaucluse n'ont rien conservé des réponses qui ont été faites - à moins qu'il n'y en ait pas eu.... - aux questions posées à ce sujet, et nous ne disposons d'aucune donnée de caractère général et synthétique pour aborder ce problème, qui représente pourtant un aspect fort important de la consommation paysanne.

Nous pouvons simplement nous appuyer sur l'estimation du prix de nourriture d'un ouvrier agricole, calculé sur une année, présentée par E. Raspail lorsqu'il concourut pour la Prime d'Honneur en 1866, avec ses propriétés de Gigondas. Son estimation se présente ainsi :

Suit un commentaire pour préciser les limites de l'estimation : "Ces chiffres sont ceux des collines moyennes qui entourent la plaine du Comtat. Dans les parties montagneuses, la nourriture, paraît-il, ne dépasse guère 0,30 F ; mais chez eux, quelque part que ce soit, les paysans, qui vivent en partie de déchets, ici comme partout, et qui sont très retenus, dépensent certainement moins que ces divers prix."

Retenons l'idée d'une frugalité qui irait croissant de la plaine à la montagne, ce qui suggère une corrélation entre les systèmes de production et l'alimentation paysanne. Mais faut-il suivre E. Raspail quand il avance l'idée que le coût de l'alimentation des exploitants agricoles serait moins élevé que sa propre estimation relative aux ouvriers agricoles ? Il est fort possible qu'il assure une alimentation supérieure à la moyenne à ses propres ouvriers, mais on doit observer que la différence entre le salaire journalier de l'ouvrier non nourri et celui de l'ouvrier nourri est, d'après l'Enquête Agricole de 1862, de 0 Fr 84 en hiver et 1 Fr O4 en été, c'est-à-dire des chiffres plus élevés que le coût-nourriture quotidien auquel il parvient.

En vérité, l'estimation propose ce que nous appellerions le minimun vital, mais il s'applique à coup sûr à une population nombreuse, journaliers et paysans confondus dans un même genre de vie. D'ailleurs, l'usage n'est pas dans la plupart des maisons de cultivateurs-employeurs de dresser deux tables ni de servir deux menus, et l'on peut retenir à cet égard le témoignage de F. Mistral évoquant le repas au mas paternel : "... Pour dîner ou pour souper, les hommes, l'un après l'autre, entraient dans le mas et venaient s'asseoir, chacun selon son rang, autour de la grande table, avec mon seigneur père qui tenait le haut bout... Puis, le repas fini, le premier charretier fermait la lame de son couteau et, sur le coup, tous se levaient".

Il ajoute que la nourriture était simple, faite de légumes et de pain bis, arrosée de vin coupé d'eau, mais elle était la même pour tous, du berger au propriétaire.

Bien sûr, on ne peut en conclure à l'uniformité de l'alimentation paysanne, et la hiérarchie sociale à la campagne, même si elle est masquée par l'unité du mode d'existence que créent les conditions de travail - le caractère à la fois patriarcal et paternaliste de la vie au mas en est un bon exemple - se retrouve dans la diversité des menus et la qualité de la nourriture. II y a là une direction de recherche que nous aurons à explorer, mais il est de bonne méthode de suivre en premier lieu les lignes de force de l'alimentation paysanne provençale, telles qu'elles sont suggérées par le document précédemment cité.

L'évaluation monétaire des différents éléments de la ration alimentaire ainsi reconstituée ne doit pas faire illusion : dans la plupart des cas, elle ne correspond pas à une dépense effective et le paysan, employeur ou non d'une main-d'oeuvre salariée, puise pour l'essentiel dans les produits de sa récolte pour assurer sa subsistance. Le premier caractère de cette ration alimentaire, c'est donc sa corrélation étroite avec l'agriculture régionale, et elle signifie que le paysan vit dans une situation d'autoconsommation.

Nous sommes dans l'économie traditionnelle, à faible revenu monétaire, avec prépondérance dans l'éventail des productions de celles dont le paysan tire sa subsistance. Certes, il peut y avoir -et on sait qu'il y a effectivement - des variantes dans ce schéma très général ; mais il traduit une réalité fondamentale : le paysan, même lorsqu'il perfectionnne son système de cultures, même lorsqu'il y introduit des cultures commerciales, reste soumis à l'exigence vitale d'assurer, avant toute autre considération, sa subsistance. Ses dépenses alimentaires effectives, celles pour lesquelles il doit débourser, sont très limitées. A s'en tenir aux rations et menus alimentaires présentés par E. Raspail, elles peuvent même être nulles dans la plupart des cas, car il n'y a guère d'exploitations agricoles qui ne soient alors en mesure de produire ces denrées.

A) le blé dans l'alimentation paysanne

La simple lecture du budget alimentaire ci-dessus reproduit montre que le pain dans les années 1860 est l'aliment de base. Le calcul de conversion du blé en pain est une opération à la fois aisée et risquée, dans l'ignorance où l'on est du taux de blutage et de la qualité du pain : si l'on adopte les conditions d'échange blé-pain telles que nous les connaissons pour la fin du siècle par divers témoignages, la consommation annuelle de 4,5 hl de blé équivaut à une ration journalière de 750 g de pain. Mais l'important, c'est que le blé soit considéré comme la seule céréale panifiable pour une ration alimentaire que nous avons pu définir comme représentative du niveau de vie le plus modeste.

C'est là une situation nouvelle qui traduit un double progrès, que l'on peut suivre depuis le début du siècle : en premier lieu, extension des surfaces consacrées aux céréales, mais aussi part croissante du froment dans les emblavures. Des années 1800 aux années 1860, la production céréalière a plus que doublé et la consommation a suivi une marche comparable. Plus précisément, la part du seigle et du méteil dans la consommation céréalière, qui était de 39 % en 1847, est tombée à 2 % en 1866.

Un double mouvement par conséquent : victoire du pain, qui est acquise définitivement dans les années 1840, puis victoire du blé, qui définit un nouveau progrès dans l'alimentation et qui intervient dans les années 1860. De ces deux étapes, la première est assurément la plus importante, et on mesure sa signification sociale et humaine à la lumière d'un rapport du sous-préfet d'Apt, qui écrit en 1822, à l'occasion d'une mauvaise récolte : "On mêle l'orge, les pois pointus, les haricots et les fèves et autres grains pour faire du pain".

On comprend mieux alors la valeur de symbole prise par le blé, et sa persistance, longtemps après que les conditions économiques qui la justifiaient ont disparu. Le blé est tout à la fois promesse de prospérité et obligation morale de charité, et cette double signification s'exprime clairement dans l'ordonnancement du repas traditionnel de la veille de Noël, en Provence, ainsi évoqué par Mistral.

"A chaque bout (de la table) dans une assiette verdoyait du blé en herbe, qu'on avait mis germer dans l'eau le jour de la Sainte Barbe. Sur la triple nappe blanche, tout à tour apparaissaient les plats sacramentels... puis, au-dessus de tout, le grand pain calendal que l'on n'entamait jamais qu'après en avoir donné, religieusement, un quart au premier pauvre qui passait".

Mais, si le pain de blé est sur toutes les tables à partir des années 1860, ce serait une lourde erreur de se le représenter tel que nous le connaissons aujourd'hui. C'est du pain bis, c'est-à-dire obtenu à partir d'une farine grossière, beaucoup plus proche du pain complet que du pain blanc que nous consommons. Les techniques de sa fabrication ne sont d'ailleurs pas sans intérêt, dans la perspective que nous avons choisie.

Un paysan d'un village du nord du Vaucluse les décrit ainsi, au terme de son enfance, vers 1880 : "Pour le pain, nous récoltions le blé, transformé en farine au moulin de Cairanne, c'est la mère Appolonie (la servante) qui la pétrissait elle-même à la maison où le boulanger venait chercher la pâte sur ses épaules, pour la cuire à son four. Son paiement en nature était un pain tous les vingt, plus un morceau de pâte.

Ce témoignage est confirmé par d'autres paysans, en particulier du village de Robion, proche de Cavaillon, dans un terroir de plaine. Ici, l'enquête orale a permis de dater la disparition de la fabrication domestique du pain : le boulanger, dont l'activité était alors limitée pour l'essentiel à la cuisson du pain, devient le maître d'oeuvre unique dans les premières années du xxe siècle. Il y a là une mutation qui correspond à des conditions nouvelles.

Exigence de qualité, d'abord, car la fermière ne pétrissait qu'une fois par semaine et le pain que l'on achète chaque jour chez le boulanger est certes plus agréable à manger. Mais elle est, dans une certaine mesure, le reflet d'une vie plus large, inséparable d'un contexte économique lui-même nouveau ; le blé perd sa position dominante dans le système de cultures, qui se diversifie et sollicite pour de nouveaux travaux le paysan et sa famille : il y a mieux et plus à faire, désormais, pour la fermière et sa servante que consacrer de longues heures à la préparation de la pâte.

Ainsi discerne-t-on une évolution des usages alimentaires dont la chronologie, nécessairement imprécise, doit être rapprochée de celle de l'évolution économique. Comme celle-ci ne progresse pas à un rythme uniforme, on comprend mieux la diversité, dans le temps et dans l'espace, de ces usages, et c'est ce qui confère à l'analyse du pain et de ses techniques de fabrication une valeur en quelque sorte exemplaire.

D'autres formules, en effet, coexistent avec celle de la fabrication domestique du pain, ou lui succèdent. La plus courante, qui est aussi une forme d'autoconsommation, consiste dans l'échange blé-pain. Deux cas se présentent : ou bien le producteur fait moudre lui-même son blé, ou bien il le remet directement au boulanger. Mais cela ne change rien à l'objectif recherché, qui est de procurer le pain nécessaire à la consommation familiale sans bourse délier, le meunier et le boulanger prélevant pour la rémunération de leur travail une part, déterminée par contrat verbal, de la farine. Cette formule traduit le souci d'échapper autant que possible au circuit d'échanges monétaires pour l'alimentation, et elle s'applique à un système économique dont la rentabilité s'apprécie encore plus en termes de production qu'en termes monétaires.

Dans de nombreux villages, l'abandon de la fabrication domestique du pain et de l'échange blé-pain est la conséquence directe de la disparition du moulin banal, dont la fonction est relayée par les minoteries industrielles, qui exigent un paiement en espèces. Mais la chronologie de cette évolution est variable et, au début du xxe siècle, la plupart des boulangers de village continuent de cuire le pain à partir de la pâte préparée par la ménagère, selon une tradition qui remonte au moyen âge.

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