Le débat public sur le tabou du porc en Turquie, bien que presque complètement oublié de nos jours, révèle combien le concept de halal peut sembler fluctuant et malléable selon le contexte historique et intellectuel, malgré son apparence rigide et immuable. L’émergence des interrogations sur l’interdit du porc se trouve liée au processus d’occidentalisation, aux politiques sécularistes de l’État et au réformisme islamique, tendance populaire parmi les intellectuels musulmans depuis les dernières décennies de l’Empire ottoman.
En 1927, dans un court entretien intitulé « Dying Beliefs », Tevfik Rüşdü (Aras, 1883-1972), alors ministre des Affaires étrangères de la jeune République, affirmait que le tabou islamique concernant la consommation de porc était en train de disparaître en Turquie. Il est étonnant de constater combien le ministre est assertif dans ses propos : « Le porc est un bon aliment. L’un des meilleurs. La religion peut l’interdire, mais cette idée mourra avec l’ancienne génération. Bien que le porc ait été évité depuis des générations comme “impur”, il est maintenant consommé par notre jeune génération ».
Tevfik Rüşdü savait sûrement que ses propos étaient loin de représenter la réalité des pratiques alimentaires dans son pays. En évoquant cet exemple frappant, le ministre voulait fort probablement mettre l’accent sur le projet d’occidentalisation du nouveau régime et démontrer davantage sa capacité de transformation de la population, notamment de la jeunesse, même lorsque des sujets « sensibles » étaient en jeu. En outre, exprimées par l’un des personnages les plus influents du nouveau régime, ministre des Affaires étrangères entre 1925 et 1938, les opinions citées ci-dessus peuvent légitimement laisser supposer l’existence d’un projet de réforme tacite ou d’un débat en cours parmi les élites du pouvoir, afin de promouvoir la consommation de porc. Quels que soient les motifs de ses propos, il est certain que Tevfik Rüşdü n’était pas la seule personne à évoquer le sujet à l’époque. Sa prise de position s’inscrivait dans la lignée des toutes premières publications s’interrogeant sur le tabou du porc en Turquie.
Il faut revenir en 1923, quatre ans avant l’entretien du ministre, pour retrouver la première publication qui met en question l’interdiction alimentaire le plus suivi de l’Islam. Il publie presque toujours en turc, mais ce livre est d’abord publié en Arabe sous le titre de Purification [Tezkiye] de viandes selon l’Islam : la requête d’avis aux savants de la religion La traduction en turc est parue en 1933 sous un titre similaire, mais plus court : Purification [Tezkiye] des viandes selon la religion de l’Islam. Comme nous allons le voir plus en détail, la thèse principale du livre s’appuie sur le mot tezkiye qui signifie selon l’auteur la purification et non pas « l’égorgement selon les normes islamiques » - comme la théologie musulmane l’interprète dans le contexte spécifique de l’animal religieusement consommable.
La rédaction du manuscrit en arabe fut terminée avant le début de la Grande Guerre ; autrement dit, au moins dix ans avant la parution du livre. Il envoya d’abord le manuscrit « aux oulémas turcs et aux oulémas en Syrie, en Iraq et en Égypte » afin d’avoir leurs avis. Quand il le publia en 1923, il voulait certes que ses idées soient discutées désormais publiquement… mais, comme le titre du livre le démontre, le public visé se limitait toujours aux oulémas. Ceci était aussi la raison principale du choix de la langue arabe pour la publication.
D’après lui, les critiques s’opposant à son interprétation étaient de peu de valeur, car elles ne faisaient que répéter « ce qui est écrit déjà dans les livres anciens » (Milaslı, 1933 : 3-4). En outre, du moins depuis la révolution jeune-turque (1908), les sujets religieux étaient de plus en plus interprétés à l’aune des données scientifiques, les dogmes islamiques étaient débattus dans la presse et le mépris vis-à-vis les oulémas traditionalistes n’était pas rare dans les écrits des islamistes-modernistes qui cherchaient à actualiser la théologie musulmane pour la rendre conforme aux exigences du temps. Cette perspective réformiste était même représentée dans le plus haut niveau de la hiérarchie des oulémas, notamment après la conquête absolue du pouvoir par les Unionistes en 1913 (Bein, 2011). Autrement dit, un nouvel équilibre politique en faveur des défenseurs de la sécularisation de l’Empire et de la réforme de l’Islam avait émergé depuis la révolution de 1908.
Entre la préparation du manuscrit et la parution du livre en arabe, la carte et la structure politique du pays furent profondément modifiées. Les réformes de 1916-1917, qui exclurent le Cheikh-ul Islam du cabinet et limitèrent le pouvoir de l’institution des oulémas en privant le Cheikh-ul Islam de son autorité sur la direction de l’evkaf (fondations pieuses), les madrasas et les tribunaux islamiques, font partie des changements majeurs de dernières années de l’Empire. Elles ouvrirent l’espace public à des interprétations de plus en plus diversifiées et non officielles de l’Islam. Cette tendance se renforça durant les premières décennies de la période républicaine. Jusqu’à la publication de la traduction en turc du livre en 1933, plusieurs autres réformes en vue de la sécularisation furent mises en place.
En 1924, le gouvernement abolit le Califat, ferma les madrasas, le ministère de la Charia et de l’Evkaf, et créa une administration des affaires religieuses sous l’autorité du Premier ministre. L’affaiblissement du corps des oulémas se traduisit rapidement dans la sphère des publications religieuses. Trois premières traductions en turc du Coran furent publiées en 1924 : aucun des traducteurs n’avait de formation en études coraniques (Wilson, 2009). Le terrain devenait donc encore plus favorable pour l’apparition et la diffusion d’interprétations plus réformistes de l’Islam. Les réformes ne cessèrent pas dans les années suivantes. En 1925, le gouvernement bannit les ordres soufis, ferma les couvents des derviches, interdit le port de costumes religieux, sauf dans les lieux de culte. En 1928, la clause de religion de l’État fut supprimée de la constitution et un conseil fut formé pour étudier la réforme de l’Islam ; en 1931, la laïcité fut adoptée comme l’un de six principes du parti unique et, en 1932, l’appel à la prière fut turquifié. En bref, le nouveau régime montra clairement sa volonté de nationaliser, et réformer l’Islam, de limiter sa visibilité publique et de le mettre sous le contrôle de l’État pendant sa première décennie.
Tous ces développements s’accompagnèrent d’une multiplication des réflexions sur la place de la religion dans la société et la politique. Les deux premiers avis évoqués ci-dessus concernant le tabou islamique du porc illustrent bien deux différentes perceptions du sécularisme. L’indifférence de Tevfik Rüşdü vis-à-vis l’interdiction de la religion au sujet de porc (« La religion peut l’interdire, mais cette idée mourra avec l’ancienne génération ») est sans doute un signe d’un sécularisme radical, d’une sécularité séculariste qui défend la nécessité de l’émancipation de la religion afin de pouvoir devenir « civilisé » (Casanova, 2011). Les modernistes-islamistes cherchaient à définir un état d’exception pour l’Islam afin d’éviter l’opposition binaire séculaire-religieux et de résister ainsi à la projection politique de la sécularisation radicale. On soulignait, à cette fin, que contrairement à l’image propagée à cause de l’obscurantisme des oulémas traditionalistes, l’Islam était une religion parfaitement compatible avec la raison (voire avec la science, la modernité et la démocratie) (Kurzman, 2002 ; Bein, 2011).
Cette perception du sécularisme et de l’Islam doit sans aucun doute beaucoup au mouvement du réformisme islamique, qui était très populaire parmi les intellectuels musulmans ottomans, notamment après la révolution jeune turque. L’idée a priori d’une harmonie entre l’Islam et la raison scientifique était un des principaux appuis discursifs du réformisme islamique dans sa recherche de reconstruction de l’Islam comme un projet politique moderne et progressiste. Cependant, cette idée était répandue bien au-delà des milieux réformistes islamistes et servait également à rendre plus légitime l’intervention des scientifiques sur des sujets religieux. Il y expose pleinement sa connaissance du Coran sans oublier de rappeler qu’il était médecin. Cependant, d’autres scientifiques intervenant sur des sujets religieux ne se sentaient pas toujours obligés d’avoir une connaissance approfondie sur l’Islam ou de trouver des justifications théologiques, coraniques bien fondées. Les déductions qui s’appuient sur un cliché, popularisé par le réformisme islamique - puis par le pouvoir kémaliste - semblent souvent suffire à légitimer leur opinion : l’Islam est la religion de la raison et de la logique2. Ahmed Nevzad (Tüzdil, 1900-1965), l’ex-vétérinaire en chef de l’abattoir d’Istanbul en est un exemple. En 1925, le jeune vétérinaire qui se trouve en Allemagne pour suivre ses études doctorales publie une série d’articles sur les parasites transmissibles de l’animal à l’homme, dans la revue officielle de la municipalité d’Istanbul. Quand il s’agit des parasites du porc, il explique d’abord comment la médecine vétérinaire est en mesure d’éliminer tous les risques de santé associés à la consommation de porc et arrive finalement à la conclusion suivante : « Moïse et Mohammad interdirent la consommation de porc à cause de ce parasite [Trichinose] et les germes de Taenia solium qui y vivent […] Si les outils scientifiques que je viens de décrire avaient été inventés à leur époque, ou si Mohammad et Moïse étaient venus au monde à notre époque, ils auraient permis à leur communauté d’apprécier le porc » (Tüzdil, 1925).
Ahmed Nevzad n’était pas le seul qui indiquait les risques sanitaires comme l’unique raison de l’interdit du porc en Islam. En fait, cet argument était considérablement répandu dans les textes qui cherchent à justifier ce tabou alimentaire. L’un des exemples les plus anciens que j’ai trouvés est un article intitulé « Le ver du cochon dite trichinose », publié en janvier 1883, dans une revue de vulgarisation scientifique (Mecmua-i Ebüzziya). En se référant à certaines sources européennes, l’auteur évoque les dangers de la trichinose sur la santé humaine. Il prétend que ce parasite se reproduit lui-même dans la viande de porc et que les scientifiques aux États-Unis et en Europe sont de plus en plus opposés à la consommation de cette viande3. Il conclut finalement en soulignant que ces développements dans la science moderne servent à confirmer encore une fois la justesse et la sagesse divine de l’Islam.
Nous retrouvons les arguments similaires dans un livre sur l’Islam et la science, publié dix-sept ans plus tard. L’auteur y évoque les maladies liées à la consommation de porc (toujours les parasites et aussi quelques problèmes digestifs) ; résume l’histoire médicale des découvertes scientifiques à ce sujet et démontre finalement comment la justesse du tabou islamique est confirmée par la science moderne (Milaslı, 1900). La contradiction absolue est liée à sa méthodologie et à ses priorités qui restent tout à fait identiques. Dans ces deux ouvrages, il veut démontrer avant tout les preuves scientifiques de la justesse et la supériorité de l’Islam. La supposition a priori d’une cohérence sans faille entre la religion et la science/la raison scientifique constitue toujours le fondement principal de sa méthode d’interprétation de la religion. Si nous employons ses propres expressions, « la base de l’Islam est le Coran et la raison/raisonnable » et « il n’y a jamais une contradiction entre la science et le Coran » (Milaslı, 1935, 1946 : 25). Il n’est donc pas surprenant que les découvertes scientifiques l’aient obligé à réévaluer ses avis sur les questions religieuses.
Il contient les prémices de presque tous les arguments principaux que les autres allaient évoquer. Mais, plus important encore, il est l’unique texte à ce sujet qui construise son argument en se référant directement au Coran. Il prétend d’abord que le Coran n’interdit pas tous les produits qu’on puisse obtenir/fabriquer à partir du cochon et ne considère pas l’animal lui-même impur ou haram. Selon lui, chaque fois que le livre sacré parle de cochon (hınzır), on y trouve toujours l’expression de « la chair de cochon » (lahm-ı hınzır). Il en déduit que la prohibition coranique concerne uniquement la consommation de la chair de l’animal et donc que l’élevage de porcs, les vêtements et les outils fabriqués à partir de matières porcines - même peut-être la consommation de sa graisse - ne sont jamais interdits. Il s’appuie ici sur son interprétation du troisième verset de la sourate Al Ma’ida (La table servie), le verset le plus cité afin de justifier cette interdiction. Selon lui, ce verset - que je cite ci-dessous partiellement, dans sa traduction en français - n’est jamais correctement compris.
« Vous sont interdits la bête trouvée morte, le sang, la chair de porc, ce sur quoi on a invoqué un autre nom que celui de Dieu, la bête étouffée, la bête assommée ou morte d’une chute ou morte d’un coup de corne, et celle qu’une bête féroce a dévorée - sauf celle que vous égorgez avant qu’elle ne soit morte. (Vous sont interdits aussi la bête) qu’on a immolée sur les pierres dressées, ainsi que de procéder au partage par tirage au sort au moyen de flèches. Car cela est perversité. D’abord, il explique que l’état d’exception annoncé par le mot « sauf » () ne concerne pas uniquement « la bête étouffée, la bête assommée ou morte d’une chute ou morte d’un coup de corne » et (ou d’après certains seulement) « qu’une bête féroce a dévorée », mais tous les animaux et les produits alimentaires d’origine animale évoqués depuis le début du verset. C’est-à-dire : « la chair de porc », et aussi « la bête trouvée morte, le sang » et « ce sur quoi on a invoqué un autre nom que celui de Dieu », peuvent être halalisés. Dans la première partie se trouvent les viandes et les produits animaux qui peuvent être halalisés, et dans la deuxième ceux qui sont interdits pour toujours.
Scandale en Turquie : du porc a été retrouvé dans des boulettes de viande halal. Mais ce n'est que la partie émergée d'un problème plus large et plus profond.À l'origine du scandale, il y a une liste publiée par le ministère de l'Agriculture : 16 000 produits - sur un million testés depuis le début de l'année - pour lesquels des fraudes ont été détectées. Par exemple, de l'huile d'olive mélangée à d'autres huiles, de la peinture dans le thé, de la fécule dans le fromage... Mais aussi de la viande de cheval, d'âne ou de porc dans des produits qui ne sont pas censés en contenir - surtout quand ils sont certifiés halal, comme c'est le cas de la plupart des aliments fabriqués en Turquie.
L'attention des médias s'est focalisée sur la marque Köfteci Yusuf : du porc a été retrouvé, en petite quantité, dans les produits de deux restaurants de cette chaîne très populaire. Le patron a crié au complot, accusant des concurrents de vouloir mettre la main sur son entreprise. Le problème n'est pas nouveau : les autorités avaient déjà publié ce genre de liste. Mais des experts en sécurité alimentaire estiment que la forte hausse des coûts de production (33% sur un an en septembre) pousse de plus en plus d'entreprises peu scrupuleuses à rogner sur les coûts en "trafiquant" leurs produits. De même, la hausse des prix à la consommation oblige les Turcs à acheter des produits moins chers, davantage susceptibles d'être trafiqués.
L'autre enseignement de cette liste, c'est que des entreprises déjà épinglées par le passé continuent ce genre de pratiques. Donc les sanctions ne sont pas dissuasives. Mais les experts alertent sur un problème encore plus grave. Selon eux, le plus inquiétant, c'est la présence dans les aliments de pesticides en trop grand quantité, voire de substances interdites, ce qui suggère que les contrôles sont très insuffisants. La preuve : selon le RASFF, le système d'alerte qui signale les problèmes relatifs aux produits agroalimentaires dans l'Union européenne, des résidus de produits chimiques sont détectés plus souvent et en plus grande quantité dans les produits provenant de Turquie que dans ceux provenant de tous les autres pays du monde. L'an dernier encore, la Turquie était numéro 1 pour les notifications, devant l'Inde, la Pologne et la Chine.
Tout cela, c’est la faute de la “skimpflation”, selon le média en ligne Kisa Dalga. Ce phénomène s’explique par la crise économique que connaît le pays, avec une inflation de 525 % sur les produits alimentaires depuis 2020, selon les chiffres officiels, largement remis en cause par des économistes indépendants. “Si j’avais des connexions politiques ou si j’étais une entreprise étrangère, on ne serait pas venu me créer des problèmes”, s’est défendu publiquement Yusuf Akkas, le patron de la chaîne de restaurant, qui dit s’inquiéter pour ses 12 000 employés, rapporte le quotidien Cumhuriyet. Mais le fabriquant de köfte semble bien être parvenu à renverser la tendance. Alors que, dans les premiers jours du scandale, des images sur les réseaux sociaux montraient les enseignes de la chaîne complètement désertées, c’est désormais l’inverse qui se produit. Ainsi, selon le célèbre journaliste proche du pouvoir Nedim Sener, cité par le quotidien islamo-nationaliste Yeni Safak, il s’agirait d’une attaque “sioniste” contre cette entreprise turque, en rétribution des appels au boycottage des produits israéliens.
Dans la Turquie d’Erdoğan, où 98% de la population est musulmane, quasiment tous les vendeurs de porc ont fermé boutique. En cause, une réglementation de plus en plus stricte qui a décimé la filière porcine. Vendre du porc, dans la Turquie de l’AKP, n’est plus chose aisée. Dans un rapport de 2011, la revue spécialisée The Pig Journal faisait mention de cas où les autorités régionales avaient fait pression sur des bouchers d’origine grecque pour qu’ils ferment boutique. Il n’est pas surprenant que Lazari et Kozma refusent de parler d’éventuels problèmes créés par le voisinage ou les autorités.
Les chiffres sont éloquents : entre 1970 et 2009, le nombre de porcs est passé de 18 000 têtes à moins de 2 000, soit une baisse de l’ordre de 90%. « Avant, il y avait six boucheries comme la nôtre à Istanbul », déplore le vieil homme. « Nous sommes les derniers, il n’y avait plus assez de viande pour les faire tourner », constate-t-il. Les mesures restrictives à l’encontre des éleveurs ? « C’est à cause de l’Union européenne. Tous les éleveurs ont subi les mêmes réglementations », justifie Lazari. Les difficultés d’approvisionnement pour les acheteurs ? « Ça va s’arranger, le gouvernement va bientôt autoriser les importations », poursuit-il.
Le commerce du porc n’a pas toujours été évoqué à voix basse. Il a même connu des heures prospères. Dans les années 70, chaque épicerie d’Istanbul vendait du saucisson de porc, sans que cela ne pose aucun problème. Jusqu’à très récemment encore Istanbul comptait une centaine d’exploitations porcines. Dans les années 1960, la famille Kozmaoğlu en possédait d’ailleurs une sur les hauteurs de la ville, là où se dressent aujourd’hui les tours de l’important quartier d’affaire de Maslak.
Avec l’exil d’une grande partie des communautés chrétiennes, les frères ont perdu un important contingent de consommateurs. Leur clientèle a évolué. Elle est désormais majoritairement composée de Turcs fortunés : « Les musulmans ne sont pas censés manger du porc, mais pour les riches, le péché n’existe pas », affirme Lazari sur un ton péremptoire. Consommer du porc peut aussi s’apparenter à une forme de rébellion face au parti islamoconservateur au pouvoir.
L’AKP (le Parti de la Justice et du Développement) avait pourtant été élu en 2002 sur la promesse de faire entrer la Turquie dans l’Union européenne. Le parti islamoconservateur du président Erdoğan avait alors lancé un vaste chantier de modernisation du pays qui a, par ricochet, touché de plein fouet les producteurs de porc. De fait, la mise aux normes européennes des fermes et des abattoirs a provoqué la fermeture de la quasi-totalité des infrastructures. « Les travaux à effectuer pour correspondre aux standards européens sont particulièrement coûteux », explique Lazari en faisant tournoyer dans sa tasse un sachet d’Earl Grey. « De nombreuses fermes n’avaient pas les moyens de les réaliser et ont dû fermer ».
Sur l’ensemble du territoire, seules deux fermes ont réussi à se maintenir, ce qui laisse un choix des plus restreint aux acheteurs. Surtout depuis que les Kozmaoğlu ont cessé de traiter avec l’une d’entre elles : « Ils donnaient n’importe quoi à manger aux bêtes et la viande n’était pas de bonne qualité », se remémore Kozma. Ils n’ont donc plus qu’une seule option : Tropical Farm, située à Antalya, la plus grande station balnéaire de la côte méditerranéenne. Cette compagnie n’est pas qu’une porcherie : c’est aussi un complexe hôtelier, un jardin botanique et un zoo. De leur vivant, les quelque 1000 porcs côtoient ainsi des autruches et des lamas.
Aux difficultés d’approvisionnement s’ajoutent ensuite de nombreuses autres mesures qui entravent le travail des producteurs. Les porcs doivent par exemple être abattus dans un abattoir séparé afin que cette viande n’entre pas en contact avec le bœuf ou la volaille. Les bouchers se retrouvent donc dans un cercle vicieux : l’élevage n’est autorisé que si le producteur peut indiquer le nom de l’abattoir qui tuera les bêtes, mais il n’y a quasiment plus d’abattoirs pour s’en occuper. Une façon de rendre la production impossible sans l’interdire formellement. De même, le transport doit être complètement séparé de celui des autres types de viande. Dans les rares supermarchés qui proposent de la charcuterie sous vide importée (des épiceries fines italiennes ou des Delicatessens), le porc doit aussi être conservé dans un réfrigérateur distinct, et les produits conditionnés doivent arborer une étiquette rouge spécifique. Les restaurants qui proposent des plats à base de porc doivent les confectionner à l’écart de la cuisine principale.
Dans ce contexte, une annonce récente détonne. Alors que l’importation d’animaux vivants est prohibée, une nouvelle loi aurait été soumise au parlement pour finalement l’autoriser. Les frères ne s’emballent pas pour autant. Kozma affirme ouvertement que cette annonce relève de la propagande gouvernementale, tandis que Lazari la défend du bout des lèvres. Les frères soupçonnent en effet le gouvernement d’avoir tenté d’amadouer les consommateurs de porc pour obtenir leurs votes lors du référendum du 16 avril dernier.
L’équipementier sportif allemand Adidas a écopé en Turquie d’une amende de près de 15 000 € pour ne pas avoir informé ses clients de la présence de cuir de porc sur la pointe avant de l’une de ses chaussures en vogue.
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