L’idée de départ était de relier à pied l’endroit où je suis né à celui où je réside en suivant de petites routes et des canaux. De la maternité de Port-Royal à Paris jusqu’à Sint-Stevens-Woluwe près de Bruxelles. Un pèlerinage laïque, de mon passé vers mon présent, afin de mieux réfléchir à mon futur.
Sur les 360 km prévus, je n’en parcourrai que 267 préférant postposer la complétion de mon projet à cause de douleurs croissantes dues à de multiples ampoules aux pieds. La deuxième idée consistait à expérimenter le camping sauvage dans les bois. Ainsi, je ne devrais pas trop m’éloigner de mon itinéraire tout en profitant de la flexibilité et du sentiment de liberté que procure une tente.
Ce fut une expérience merveilleuse, enrichissante et instructive qui m’a permis de repousser certaines de mes limites physiques et psychologiques.
Le Départ : Paris et le Canal Saint-Martin
Un bus de nuit me dépose au petit matin à Bercy, aussi excité qu’un acarien arrivant au Salon de la Moquette. Je me rends à la maternité de Port-Royal où tout a commencé il y a six décennies et où tout commence aujourd’hui. L’agent de sécurité accepte de me prendre en photo devant le nouveau bâtiment qui se trouve à l’emplacement de l’ancien où je suis né.
J’atteins facilement le canal Saint-Martin où je fais une pause pour déguster un éclair au café. Cela fait partie de mon rituel personnel : je vis à l’étranger depuis 1989 et chaque fois que je reviens dans ma patrie, l’éclair au café fait partie des priorités incontournables. Je ne voudrais pas paraître chauvin ou polémiquer sur les contrefaçons anglaises ou sur son cousin belge, l’éclair au moka, qui en copie l’aspect mais a au moins l’élégance ou l’humilité du nom alternatif. Je suis ainsi : c’est une question de goût.
Beaucoup de joggers courent le dimanche matin le long de ce canal qui devient ensuite le canal de l’Ourcq. Je reçois des hochements de tête appréciatifs, des bonjours inclusifs : il va moins vite que nous mais probablement plus loin et chargé comme il l’est, il transpire, il est des nôtres.
Le Poids du Sac et les Rencontres
Le poids du sac à dos constituait mon principal souci à cause de douleurs dorsales récurrentes que j’ai fini par mater après plusieurs années de gymnastique spéciale pour le dos. J’étais d’avis que ces séances bi-hebdomadaires me garantissaient une certaine sécurité mais je ne voulais pas prendre le risque de rechuter. J’ai dû être très strict et, à part deux Rubik’s cubes et une feuille A4 reprenant mes 18 poèmes favoris, je me plaisais à imaginer que le reste de mes 11 kilos de bagages m’était indispensable.
Quelques rencontres, des micro-dialogues, de la curiosité conviviale sur mon challenge. Première pause sur un banc. Premier sandwich. Vingt centimètres de pain croustillant et de Leerdammer. Un choix pragmatique et non sponsorisé : pas de croute à ôter, des tranches bien séparées et un emballage intelligent, conçu pour se refermer aisément. Mais même si j’ai ajouté des tomates, des pommes, des bananes et des fruits secs à ma nourriture, la sensation d’overdose raccourcira la longueur de mes sandwichs au fromage au fur et à mesure de ma progression. Le dernier - au pain mou de la veille - ne mesurait que cinq centimètres.
La Nature et les Intempéries
Le canal de l’Ourcq devient de moins en moins fréquenté et ressemble à une jungle verdoyante infestée d’insectes. J’asperge mon cou et mes mains de répulsif anti‑moustiques et j’en enduis mon visage. Sous un pont, je m’abrite de la pluie, le temps d’enfiler mon surpantalon et de fixer une housse imperméable sur mon sac à dos. Je me soucie peu de la pluie. Mes marches préliminaires m’ont rassuré sur ce point. Je peux avancer bien au sec : chaussures et manteau Gore-Tex, et surpantalon quasi-imperméable.
Arrivé à hauteur de Gressy, je quitte le canal et me retrouve déjà en pleine campagne, à peine à une trentaine de kilomètres de marche du XIVe arrondissement. Vers 17h40, un arrêt de bus m’interpelle et j’accepte l’invitation de son banc pour y manger mon deuxième sandwich. Séance Skype avec la Princesse de la Voie Lactée. En reprenant la route, je commence à guetter des endroits stratégiques pour mon premier bivouac.
Première Nuit en Bivouac
Après quelques tentatives infructueuses, j’entre dans un bois dense qui semble peu fréquenté, vu ma difficulté à y progresser. Les branches craquent sous mes pas, les bruits de la forêt résonnent dans mes oreilles. Enfin ! Avec mon pied, je déblaye les aspérités potentielles. Essentiellement des morceaux de bois. Je déploie mon matelas ultraléger en mousse d’une épaisseur de sept millimètres et m’y allonge pour tester l’emplacement. Telle une princesse horriblement gênée par le petit pois sous ses vingt matelas, je suis quelque peu surpris, mais je compte naïvement sur la fatigue des 40 kilomètres de la journée pour bien dormir.
Après un petit coucou par Skype à la maison, je prends mon Rubik’s cube afin d’oublier les bruits de la forêt magique. Au bout de quelques minutes, confondant trop souvent le bleu avec le vert et le rouge avec l’orange, je suis contraint d’arrêter. Il est déjà tard. Je suspends ma bombe lacrymogène près de l’ouverture de la tente et j’insère des boules Quies dans les oreilles. Je ferme les yeux en me concentrant sur des pensées positives. J’ai très mal dormi. Je me suis souvent réveillé pour changer de position et ma nuit fut peuplée d’étranges rêves.
À mon « réveil », une équipe cinématographique turque s’affaire à préparer une scène autour de ma tente. Je leur présente mes excuses en espérant que ma tente ne les a pas trop gênés et ils me répondent qu’ils ont dû s’en accommoder, mais que le propriétaire du bois est furieux contre moi. Comme preuve de la sincérité de mon repentir, j’annonce que je vais me mettre illico à sa recherche afin de lui présenter mes excuses. L’irrationnalité grotesque de mes évasions oniriques est une source de consternation permanente pour mon esprit enclin à l’analyse. Et à mon réveil je n’ai pu m’empêcher d’investiguer le pourquoi d’une équipe turque.
Les Nécessités Sylvestres et la Philosophie Quotidienne
J’abandonne rapidement mes délires pour me consacrer aux nécessités immédiates de la vie. À savoir, ma fertile offrande à la forêt enchantée. Confortablement adossé à un arbre, les genoux fléchis à angle droit, je procède selon les instructions du tutoriel sur YouTube.
Il y a quelques années, je suis devenu très accro à toutes sortes de tutoriels me permettant d’optimiser les gestes de la vie quotidienne après avoir visionné une vidéo sur cette manière révolutionnaire de nouer les lacets. Avant, j’appartenais à l’immense ensemble « i » des individus ne remettant jamais en cause les gestes quotidiens. La force obscure de l’habitude avait supplanté en moi la raison au fil des ans. Sully Prudhomme m’avait justement dépeint « … et tous ceux que sa force obscure a gagnés insensiblement sont des hommes par la figure, des choses par le mouvement ».
Depuis, à l’instar d’un Descartes réexaminant méthodiquement ses croyances à l’aune de son esprit critique, j’ai procédé de même avec maints éléments habituels de la vie quotidienne. Objets, actes, astuces, stratégies, etc. Voilà pourquoi j’avais trouvé ce tutoriel sur la défécation sylvestre très intéressant en dépit des rires de mon entourage, car la position accroupie serait difficile à tenir longtemps vu mon problème de cartilage au genou, même si je dois continuer à gagner en flexibilité après mon arthroscopie au genou du mois de décembre dernier. Cette résection d’un ménisque endommagé me permet de marcher beaucoup plus facilement qu’avant, longtemps et sans douleur. D’où aussi l’idée de cette longue marche amincissante qui me permettra à l’aube de la soixantaine d’impulser une deuxième jeunesse à mon corps et m’incitera je l’espère à en prendre soin.
L'Orientation et la Forêt Labyrinthique
Décamper me prend du temps. En moyenne, entre 45 minutes et une heure s’écoulent entre ma sortie du sac de couchage et ma reprise de la marche, la moitié de ce budget temps étant allouée à ma tente monoplace, légère mais classique. Aujourd’hui, un peu plus, car la forêt est dense et, la veille, j’ai davantage pensé à me cacher qu’à prendre des repaires pour sortir du bois. Je tourne en rond dans le bois. J’essaie de m’orienter en captant le bruit distant des voitures mais il se confond parfois avec celui des avions car à vol d’oiseau, l’aéroport Charles de Gaulle est proche.
Encore quinze minutes d’errements dans la forêt de Brocéliande et après avoir choisi de longer une lisière, je retrouve enfin la route, étonné mais satisfait de ce premier bivouac sauvage.
Pluie, Rencontres et Armistice
En route vers Saint-Mard, je dois affronter une pluie continuelle. Pendant deux heures, le vent qui se combine au froid rend mes doigts gourds et maladroits. Je renonce à sortir mon itinéraire et l’une des quatre pages arrachées à un vieux guide Michelin correspondant à ma position. Sous un pont, je fais le point GPS avec mon smartphone. En face de la gare de Saint-Mard je rentre dans un bar pour m’y sécher et m’y réchauffer avec un bon café. Je prends mes aises et mon temps. Je vais aux toilettes pour y remplir mes bouteilles d’eau. Quatre bouteilles d’un demi-litre. J’en porte deux sur les poches latérales de mon sac à dos, et deux attachées autour de la taille grâce à une ceinture improvisée avec une grosse sangle de valise, afin de soulager mes muscles dorsaux. Très pratique à mettre et à enlever. Clic-clac.
Pendant la marche, au fil de mes réflexions, des chansons tournent parfois dans ma tête. Et ce matin, c’est « Je suis un aventurier » de Jacques Dutronc qui se tape l’incruste, en toute modestie.
En soirée, je décide de bifurquer légèrement de mon itinéraire, car Google Maps indique une zone boisée entre Rosières et Le Luat. Je pénètre profondément dans le bois, sans pour autant songer à y prendre des repères et j’y plante ma tente. Au matin, rebelotte, j’erre dans la forêt labyrinthine. Je me flagelle mentalement en demandant à mon futur moi de bien faire attention ce soir quand je quitterai la route pour établir mon campement. Cette fois, j’opte rapidement pour la stratégie de la lisière.
À Orrouy, je m’adresse à un habitant occupé à repeindre la clôture de son jardin, lui expliquant ma longue marche et lui demandant s’il accepte de remplir mes bouteilles d’eau. Très aimable, il acquiesce, inspecte ses mains peinturlurées et préfère m’inviter à le suivre dans sa cuisine où sa femme s’affaire à nettoyer dans l’évier les radis longs de mon en France. Discussion autour du robinet. Paris-Bruxelles, ah oui ? Nous allons à Bruxelles avec les anciens d’Orrouy en bus pour une journée le mois prochain. Je remercie ce couple chaleureux et reprend ma route en me disant que personne ne m’a jamais refusé de l’eau lors de mes marches. Mais cela me semble si peu coûteux et si vital que c’en est presque naturel. Comme cela doit être difficile de refuser d’étancher la soif de son prochain, à l’instar de Lino Ventura dans Un Taxi pour Tobrouk agissant ainsi dans un premier temps, avec son prisonnier. Ma quête d’eau en porte à porte à toujours obtenu un taux de réussite de 100 %.
Qu’il est loin le vingtenaire timide et peu persévérant qui tenta de vendre des encyclopédies médicales en porte à porte et qui abandonna après deux semaines. J’entre maintenant dans la forêt de Compiègne en direction de Rethondes où fut signé l’armistice de la première guerre mondiale. Des panneaux invitent les touristes à y visiter le célèbre wagon. Je note mentalement de faire l’effort et le détour une prochaine fois si l’occasion se présente. Je me fais la réflexion que cela serait bien de montrer le bon exemple car, étant peu accro aux jeux vidéo, je possède le budget temps nécessaire et j’ai l’habitude d’une toilette biquotidienne comme bon nombre de mes congénères. Je commence également à ressentir un certain inconfort physique et psychologique. Je relis « Ma Bohème » de Rimbaud en éprouvant des sensations nouvelles…
À Rethondes, dans une épicerie, j’avise une bouteille d’eau de source d’un litre et demi à un prix dérisoire. Cela constituera mon record de port d’eau lors de cette longue marche. En quittant Rethondes, j’entre dans la forêt de l’armistice bien décidé à faire la paix avec moi‑même. Ayant pensé avoir trouvé un endroit convenable pour mon troisième bivouac, je pose mon sac à dos, sors mon gant de toilette et mon savon afin d’offrir une orgie d’eau à mon corps. Après un changement acrobatique de slip, je me sens nettement mieux. Plus loin, la forêt s’avère riche en reliefs et j’opte pour des sentiers ascendants et gagne une butte dédaignée par mes amis ailés. Cette fois, je prends grand soin de mémoriser un maximum de détails pour le lendemain matin. J’établis mon camp sur l’un des rares endroits plats du coin.
Réveillé par l’aube, je décampe et retrouve la route directement. Je suis salué par une biche qui traverse la route, s’arrête au milieu, tourne la tête vers moi, peut-être étonnée d’une rencontre aussi matinale, puis continue sa traversée, s’éclipse dans la forêt et disparaît de ma vie. Dans cette région, j’ai souvent rencontré de grands escargots. L’idée d’une bonne douche brûlante revient en force de plus en plus souvent pendant cette matinée.
Douche et Repas bien mérités
Une recherche rapide sur Google m’informe d’un camping peu éloigné de mon itinéraire. Un peu trop proche de ma position actuelle, mais je traduis cela en une demi-journée de répit. Une douche et du repos pour mon corps, cela ne peut pas me faire de mal. Rapide coup de fil de vérification. Arrivé à Noyon, je traverse l’Oise et son canal et tombe d’emblée sur un restaurant. La perspective de mon premier vrai repas en quatre jours me réjouit.
La patronne m’informe qu’ils ont ouvert il y a à peine une semaine. Perception subjective, ou pas, après une cure de sandwich : les carottes râpées, le poireau vinaigrette et le gratin dauphinois me semblent divins. Ce restaurant, la perspective d’une douche et d’avoir rejoint la voie fluviale m’amenant à Maubeuge me regonflent le moral. Le camping du Moulin me semble isolé. Avant de m’y rendre, je fais des courses dans un supermarché. Il s’agit toujours de petits achats au jour le jour car je ne souhaite pas trop alourdir mon sac à dos. Christophe, très sympa, m’accueille au camping. Il me donne un emplacement bien plat, à l’herbe drue, et équipé d’une borne électrique.
Une fois installé, je vais me rafraîchir à la terrasse de son bar. Comme il voulait me questionner sur les raisons de ma longue marche, je luis propose de venir s’asseoir à ma table. Il le fait de manière à ne pas me gêner avec sa cigarette. Discussion sympathique et échanges d’idées sur nos points communs. Tous deux licenciés pour raisons économiques nous avons dû trouver de nouvelles orientations et nous nous interrogeons sur nos options à l’aube de nos soixante ans. Comme je constate que le bar, séparé du camping par la route, ferme à 19h00, je lui demande si je peux accéder à la terrasse afin de m’attabler pour manger assis ce soir.
Ensuite je suis allé me délasser sous une longue douche brûlante. En m’essuyant, je réalise que je vais avoir à résoudre un problème au petit orteil droit...
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