Paroles et Explications : Analyse de l'Adaptation de "Blowin' in the Wind"

Plus que par des contraintes - notion moralisante -, la traduction, est déterminée par des paramètres, de natures diverses. Afin de comprendre les enjeux de l'adaptation d'une chanson, cet article se penche sur le cas spécifique de "Blowin' in the Wind" de Bob Dylan et ses différentes versions françaises. Rendre compte de ce parcours suppose alors d’envisager d’autres paramètres, à commencer par les circonstances de son écriture et de sa réception aux États-Unis, avant de nous demander ce que l'on peut trouver dans cette chanson qui puisse donner envie de l'adapter.

I. Genèse et Réception de "Blowin' in the Wind"

Signe qu’elle arrivait au bon moment, « Blowin’ in the Wind » a acquis un statut iconique dans la chanson américaine à une vitesse stupéfiante. La mélodie, comme souvent dans la tradition populaire américaine, s’inspire fortement d’une chanson plus ancienne, un negro spiritual intitulé « No More Auction Block », que Bob Dylan chantait régulièrement à cette époque.

Elle commence à se diffuser, dit la légende, dès l'après-midi de sa composition, dans les cafés new-yorkais et sur les campus. Bob Dylan l'enregistrera trois mois après son écriture (le 9 juillet 1962), pour un disque (The Freewheelin’ Bob Dylan) qui sortira en mai 1963. Entre-temps, elle aura déjà été gravée par trois autres artistes : le Chad Mitchell Trio, Odetta et les New World Singers.

C'est ainsi par une autre reprise, signée Peter, Paul and Mary, que cette chanson accède à la notoriété : quelques jours après sa sortie publique dans le deuxième disque de Bob Dylan, le manager de ce dernier la propose à ce trio, qui l’enregistre derechef, avec un arrangement nettement moins rêche. Un mois plus tard, leur version est numéro deux au hit parade des États-Unis. Le 28 août 1963, Peter, Paul and Mary la chanteront lors la marche pour les droits civiques à Washington, juste avant que Martin Luther King prononce son historique I Have a Dream.

Elle sera reprise plusieurs centaines de fois, y compris par Elvis Presley, Stevie Wonder, Ziggy Marley ou, pourquoi pas ?, Marlène Dietrich, en allemand, une des nombreuses langues dans lesquelles elle sera adaptée. Parce que se pose la question de savoir à quoi l’on s’attaque lorsqu'on choisit d'adapter une chanson : on sait très bien qu’on ne traduit pas des mots, mais alors que traduit-on lorsqu’on traduit des paroles ?

II. L'Original : Un Halo Herméneutique

Que peut-on alors trouver dans les paroles de cette chanson qui incite à la reprendre et, dans le cas qui nous intéresse, à la traduire ? Et il faut préciser ici qu’il ne s’agit pas de se lancer dans une exégèse détaillée, mais plutôt de déterminer une problématique en vue de l’adaptation.

Mais à vrai dire, plus qu’une difficulté, ce flou est en fait sans doute la clef de l’interprétation - et finalement du succès - de cette chanson. Deuxième caractéristique, par un refrain profondément énigmatique, qui annonce une réponse aux questions posées dans les couplets, mais s'abstient explicitement de la donner : comme DYLAN l’écrivait lui-même en 1962 (op. cit.), elle est là, à la portée de tous, mais insaisissable et elle va là où le vent la mènera.

Vouloir l’énoncer précisément, c'est donc commettre un contresens. La liberté, c’est un mot idiot. Et qui trouvent leur force là-dedans. Comment, alors, transcrire cette évanescence, dès lors qu'on part du principe, d’une part, que toute traduction est interprétation et, d’autre part, comme l’a dessiné René Magritte (1929), que : « Les figures vagues ont une signification aussi nécessaire, aussi parfaite que les précises » ?

Il faut à la fois dire les choses, ouvrir le sens et le faire d’une manière poétique et efficace, de sorte que le secret soit en même temps transmis et non divulgué. Le texte lui-même comporte donc les conditions (et les limites) de son interprétation : c’est comme s’il disait à chacun « À vous de jouer ! » Aux adaptateurs, donc, de s’en saisir. Ou pas.

III. Les Adaptations Françaises : Entre Fidélité et Interprétation

Ce qui invite à une première série de questions : si quelqu'un décide de reprendre dans un autre pays un morceau dont les paroles sont mémorables, y aura-t-il lieu d'adapter ces paroles ou bien de les conserver telles quelles ? Et si l'on ne traduit pas, est-ce parce que les paroles en question ont trop d'importance (sacralisation), ou parce qu'elles n'en ont guère (indifférence) ? Ou encore parce qu'il est préférable de cultiver leur mystère ?

Suivront Richard Anthony, en 1964, avec « Écoute dans le vent », dont les paroles sont signées Pierre Dorsey, puis Hugues Aufray, en 1995, avec « Dans le souffle du vent », et enfin Graeme Allwright, en 2003, avec « La réponse est soufflée par le vent » (sortie en 2008). Quelle est alors, dans ces adaptations, la part de la densité poétique et celle de la précision des images ? ; comment la durée influe-t-elle sur ces paramètres, et avec quelles échelles de temps ?

1. Le Refrain : Virtualités de Sens

Le premier problème, celui des virtualités de sens, peut surtout s’examiner au niveau du refrain : que faire lorsque l’original se refuse ouvertement à répondre aux questions qu’il a lui-même posées ? Cette traduction est brillante : précise, imagée, poétique... « Mériter le nom d’homme », par exemple, rassemble le sens de l’anglais « you » et « call » dans un seul verbe très général ; et, pour en venir au refrain, « la réponse appartient aux vents » constitue une manière intelligente de redistribuer les éléments de sens tout en recourant au pluriel pour souligner la diversité et la labilité des réponses aux questions posées.

Enfin, l’élision du possessif dans « la réponse, ami » est poétiquement très efficace. C’est bien meilleur que le « Écoute mon ami » de Richard Anthony (1964), que le « Pour toi, mon enfant », d’Hugues Aufray (1995), qui réduit le champ des possibles et place le chanteur en position de maître à penser, ou que le « La réponse, mon ami » de Graeme Allwright (2003), la plus proche des paroles originales, avec tous les risques que comporte le littéralisme, mais dont il faut saluer le jeu de mots sur les deux sens du mot souffler, qui exploite ici une des virtualités du texte de départ. La version de Yourcenar, à vrai dire, n’a qu’un défaut : il est impossible de la chanter.

2. Les Couplets : Précision de l'Écriture

Vient ensuite, centrée sur les couplets, la précision de l’écriture. En 1964, Richard Anthony dispute à Johnny Hallyday le titre de roi des yé-yé. Sa reprise, espagnolades comprises, remporte un grand succès public. Rétrospectivement, le seul aspect véritablement admirable de cette première adaptation est son impeccable respect de la métrique. Qui se paye néanmoins par un prix élevé sur le plan des paroles.

Par rapport à l’original, Richard Anthony intervertit par ailleurs les deuxième et troisième couplets, et modifie quelques images : la chanson y perd une montagne (« How many years can a mountain exist/Before it is washed to the sea ») et y gagne un esclave (« Combien d’années faudra-t-il à l’esclave/Avant d’avoir sa liberté ? »), ainsi qu’un oiseau, dans une quasi-répétition, (le « How many seas must a white dove sail » du premier couplet devenant « Combien l’oiseau doit-il franchir de mers » au même endroit en français, puis « Combien de mers franchira la colombe, », en fin de troisième couplet). Le registre est plus lettré, plus imagé, à la fois par rapport à la première adaptation et à l'original.

Quelques années encore plus tard, Graeme Allwright débarrassera la chanson de ces diverses afféteries. La différence de métrique doit alors être compensée par la performance vocale.

3. Une Réponse à la Précédente

Nous l’avons vu, chacune de ces reprises est par ailleurs une réponse à la précédente. D'une certaine manière, Richard Anthony aurait commis le péché originel d'enregistrer une bluette sommaire et maladroite ; Hugues Aufray aurait tenté de racheter ce péché en insufflant une grandeur épique à cette même chanson, mais une grandeur en trompe-l’œil ; et Graeme Allwright aurait vu dans cette version un contresens, et conçu la sienne pour retourner à la pureté de l'original, afin de faire entendre l'altérité de cette chanson dans la traduction même.

Mais peut-être fallait-il en passer par ces diverses transmutations pour en arriver là. Rétrospectivement, il est facile et tentant de sourire devant la maladresse de la version de Richard Anthony. Mais, d'une part, est-ce qu'on ne se trompe pas d'objet en demandant au créateur du « Sirop typhon », de « Tchin Tchin » ou de « Itsi bitsi Petit bikini » de rimer avec Jacqueline de Romilly ? ; et d'autre part, il faut se souvenir qu'en 1964, « Blowin’ in the Wind » n'était qu'un succès à la mode, œuvre d'un jeune homme prometteur et encore très largement inconnu.

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