Sacrifice et Islam : Manipulations autour de la viande de porc

Les chapitres qui suivent présentent divers aspects du sacrifice en islam, illustrant la disparité des textes et des contextes sacrificiels. Parfois même les analyses pourront apparaître divergentes, ce qui me semble correspondre à l’état d’avancement du chantier. Il était néanmoins utile de présenter une perspective plus générale, abordant certains points qui ne sont pas traités par la suite, ou qui le sont de manière partielle, tentant d’introduire un certain ordre dans une matière complexe. Cet objectif ainsi délimité me permettra d’adopter un ton personnel et de prendre en compte d’auteur les idées exposées.

Pour repérer des régularités, pour définir l’éventuelle cohérence de cet ensemble de représentations où s’inscrivent les pratiques sacrificielles musulmanes, pour identifier un éventuel « modèle » qui ne pourra être qu’une construction intellectuelle extérieure à l’islam, puisque celui-ci ne fournit pas immédiatement une « théorie du sacrifice », il nous faut revenir à ces pratiques elles-mêmes, dans leurs aspects les plus généraux. C’est alors la nécessité établie par la Révélation divine, fixée dans le Coran, de l’immolation rituelle des animaux, en séparant le sang de la carcasse pour la rendre consommable par les hommes, qui devrait retenir en priorité l’attention.

Sans même que nous ayons à nous prononcer sur le fait de savoir si l’abattage rituel est ou non de nature sacrificielle, il apparaît cependant qu’il ne peut s’agir là d’un point de départ : l’intentionnalité particulière de certains sacrifices ne peut être déduite de la nécessité générale de l’abattage rituel, quelle que soit la place que celui-ci pourrait être amené à occuper dans la construction du modèle dont nous postulerons pour le moment l’existence.

En fait, dans l’islam, deux types de sacrifice sont effectués en se référant à la tradition prophétique (sunna). Il s’agit d’une part du sacrifice effectué à une date fixe du calendrier lunaire pendant le pèlerinage à La Mecque, et qu’il est recommandé à tout musulman d’effectuer ce même jour en commémoration du sacrifice par Ibrâhîm (l’Abraham biblique) de son fils, remplacé miraculeusement par un bélier. Il s’agit d’autre part du sacrifice offert après la naissance d’un enfant. Adoptant un point de vue résolument empirique, nous examinerons d’abord ces deux sacrifices canoniques.

Le Modèle Ibrahimien

« La tradition abrahamique (…) joue dans le Qurân un rôle considérable. C’est Abraham qui, avec Ismaël, a bâti le temple de Dieu à La Mecque. C’est à lui qu’on doit l’institution sacrificielle, les rites de lapidation et autres cérémonies du Ḥajj. Le sacrifice accompli par le pèlerin n’est en somme que la répétition d’un rite ancestral et acquiert de ce fait une plus grande efficacité… Le Qurân nous enseigne que la Kacba est le premier temple fondé pour les hommes. C’est même la première construction élevée sur la terre et son emplacement est la première chose créée par Dieu. La Mecque est le “nombril du monde”, première ville construite par Dieu et reconstruite par Abraham après le déluge. D’autre part, l’époque du pèlerinage, plus précisément le 10 dzul ḥijja, est le jour où Dieu créa la terre et le ciel et coïncide avec le commencement d’un cycle nouveau. Le sacrifiant se retrouve dans l’espace-temps mythique où le génie créateur tira le monde du chaos. Mais en même temps il reproduit le sacrifice initial enseigné par le héros civilisateur » (Chelhod, 1955b, 38-39).

Nous ne disposons en définitive que de peu de travaux proprement anthropologiques sur le pèlerinage à La Mecque, et sur le sacrifice (hady) qui en représente l’un des temps forts. Nombre d’aspects de ce rituel ne peuvent être interprétés qu’en se référant au pèlerinage préislamique qui se déroulait dans les mêmes lieux (Chabbi, 1997). Je n’en entreprendrai pas ici l’étude, qui renvoie à un programme à venir. Pas plus que je ne traiterai du sacrifice (ḍaḥiyya) de l’cayd al-aḍḥâ (« fête du sacrifice ») encore appelé cayd al-kabîr (« grande fête ») qui fait l’objet d’un autre ouvrage issu de la même réflexion collective1 et de travaux en cours. Sur la dimension proprement rituelle de ces sacrifices canoniques, et sur son interprétation, il me faut donc renvoyer à des travaux à venir.

Un point retiendra en revanche dès à présent notre attention, celui souligné par J. Chelhod dans la longue citation qui précède : la signification qui est accordée à ces sacrifices de reproduire celui offert à Dieu, par Ibrâhîm, de son fils Ismâcîl. Au-delà des différences, intéressantes à étudier en soi, entre hady et ḍaḥiyya, au-delà de la casuistique rituelle complexe qui entoure ces sacrifices, le premier en particulier, cette référence commune nous incite à une première formalisation de ce que j’appellerai le « modèle ibrâhîmien » du sacrifice musulman.

Première tentative de formalisation dont il faut immédiatement nuancer la portée : ces sacrifices ne relèvent pas pour les musulmans du domaine de l’obligation (wâjib) mais de celui de la tradition recommandée (sunna). La recomposition par l’islam du rituel ancien du pèlerinage met bien l’accent sur ce « modèle ibrâhîmien », une logique de pacte et d’alliance avec le divin dont on pourrait être tenté de souligner la dimension propitiatoire comme le font certains théologiens, tel Shâficî, qui mettent en évidence son caractère de « rachat ».

Mais, en particulier lors du Pèlerinage, de nombreux sacrifices hady, ou parfois appelés d’autres noms - qirân, tamattoc, nodok - viennent sanctionner, prenant alors un caractère expiatoire et obligatoire, les multiples violations aux interdits du Pèlerinage (ḥajj), cet état complexe de passage du profane au sacré (iḥrâm) que l’islam a entrepris de codifier selon ses propres valeurs, tout en reprenant nombre de rituels antérieurs. « Modèle ibrâhîmien » soit, mais qui laisse place à d’autres logiques sacrificielles, fondées sur la classification et l’interdit. Nous avons là grossièrement borné le champ de nos analyses ultérieures.

La « Geste Ismâcîlienne »

Après avoir évoqué le rôle central d’Ibrâhîm et d’Ismâcîl dans l’institution du rituel sacrificiel, Chelhod ajoute, quelques lignes plus loin, qu’il n’y a pas en islam de « mythe fondateur du sacrifice ». Il ne s’agit pas tant d’une incohérence de l’auteur que d’un effet de complexité des faits. Le Coran fait une place importante à Ibrâhîm, en particulier les sourates médinoises qui évoquent son rôle dans la tradition prophétique et la fondation de la croyance en un Dieu unique, mais aussi à son fils Ismâcîl qui restaura à ses côtés le temple de La Mecque (II, 125, 127).

Il évoque aussi le sacrifice qu’était prêt à faire Ibrâhîm de son fils (XXXVII, 100-102), mais sans que le nom de celui-ci soit précisé. La principale différence qui s’établira entre la tradition musulmane et les autres traditions du « Livre » concerne le nom du fils ainsi voué au sacrifice. Il s’agit d’Isaac dans la Bible ; la tradition musulmane retiendra le nom d’Ismâcîl. Ce déplacement qui s’est imposé dans la tradition populaire reste cependant discuté par les exégètes2.

Il est de fait que le personnage d’Ismâcîl ne s’impose que tardivement dans la tradition (Dagorn, 1981), aux époques cumayyades et cabbasides où sont plus généralement réélaborées les généalogies tribales et individuelles des Arabes bénéficiaires des conquêtes musulmanes. C’est aussi l’époque où s’élabore la glorification du Prophète et des qurayshites et où, chez Ibn Qutayba par exemple, se diffuse l’idée que « les Arabes sont les fils d’Ismâcîl, fils d’Ibrâhîm, du consentement de tous » (Kitâb al-carab, 354).

Les enjeux généalogiques, culturels et politiques de ces revendications sont évidents, je ne peux m’y arrêter, mais il est de l’établissement de cette tradition musulmane un autre enjeu plus proprement religieux : c’est celui de la captation arabe, par l’intermédiaire du Prophète Muḥammad, de la lignée prophétique. Voyons comment se construit, dans sa version la plus communément reçue, cette « geste d’Ismâcîl ».

Le rôle d’Ibrâhîm et d’Ismâcîl est progressivement défini à travers une série de ḥadîth attribuée à Ibn cAbbas par al-Azraqî. Après le conflit avec Sâra, durant l’enfance d’Isḥâq, renvoyant au texte biblique, Ibrâhîm mène Ismâcîl et sa mère, Hâjar, à La Mecque et les installe sous un arbre près de Zamzam et de la mosquée, malgré les supplications de la mère qui finit par se plier à la volonté de Dieu.

L’eau dont ils disposaient s’épuise, ainsi que les provisions, et Hâjar se met à chercher désespérément de quoi apaiser la soif de son fils en courant entre les collines de Safâ et Marwâ, course renouvelée rituellement lors du Pèlerinage. Ils sont sauvés, elle et son fils, par l’apparition de l’archange Gabriel qui la guide vers le site de Zamzam où il fait jaillir l’eau restée depuis sacrée et utilisée par les pèlerins.

La mère et le fils sont recueillis par une caravane de la tribu mekkoise des Jurhum revenant de Syrie. L’enfant grandit parmi eux et épouse une de leurs femmes. Plus tard, Ibrâhîm vient visiter son fils qui se trouve absent. Il est mal reçu par l’épouse de celui-ci qu’Ismâcîl répudie à son retour. Au cours d’un second voyage, Ibrâhîm trouve à nouveau son fils absent, mais il est cette fois bien reçu par sa nouvelle épouse. Ce n’est qu’à son troisième voyage qu’Ibrâhîm rencontre Ismâcîl assis sous un arbre, taillant des flèches. Ibrâhîm lui demande de l’aider à reconstruire le temple sur l’ordre d’Allah. Ismâcîl apportait les pierres qu’Ibrâhîm ajustait, monté lui-même sur une pierre qu’Ismâcîl déplaçait jusqu’à ce que la construction soit achevée.

Ce récit progressivement enrichi - Ibrâhîm se rend chaque année en voyage-pèlerinage à La Mecque - suit d’assez près le texte biblique renouvelé par des apports talmudiques : Ismâcîl épouse une femme moabite puis une parente. Il laisse peu de place au surnaturel et met l’accent sur les fonctions civilisatrices remplies par Ibrâhîm et son fils. C’est en particulier à La Mecque même que se déroulent les épisodes antérieurs à la fuite de Hâjar et d’Ismâcîl, c’est-à-dire le sacrifice qu’accepte de faire Ibrâhîm de son fils.

Le rituel musulman est ainsi replacé dans la perspective d’une longue tradition prophétique dont il est l’aboutissement. Cette tradition aboutit à Muḥammad qui, dans certains textes, apparaît comme prenant la place d’Ibrâhîm en tant qu’initiateur du geste sacrificiel (Combs-Schilling, 1989, 56), en d’autres, celle d’Ismâcîl - le père du Prophète ayant été destiné à ce rôle de victime sacrificielle - et qui dans tous les cas joue aussi ce rôle civilisateur, initiateur des gestes et des mots de l’islam3. « Sceau des Prophètes », Muḥammad représente ainsi la captation et la clôture de la lignée prophétique.

Le dernier des Prophètes n’a pas instauré la foi en un Dieu unique, il l’a restaurée. Comme Ibrâhîm et Ismâcîl il est soumis (muslim) à ce Dieu qui l’a distingué. La foi monothéiste des origines est celle d’Adam, mais surtout celle d’Ibrâhîm et de son fils qui rétablissent à La Mecque la certitude originelle, le ḥanafisme dont l’islam ne fait que restaurer les rites et croyances qu’énumère par exemple Ibn Qutayba : pèlerinage, interdits alimentaires et matrimoniaux, prix du sang, réglementation du divorce, du statut des hermaphrodites… et bien sûr pratiques sacrificielles (Kitâb al-carab, p. 372).

Pourquoi cependant ce déplacement, dont la signification déborde l’effet de légitimation généalogique de Muḥammad et de l’ensemble des Arabes, d’Isḥâq vers Ismâcîl, et qui concerne aussi Hâjar, la mère de celui-ci, dont Ibn Qutayba s’attache à démontrer la noblesse - elle est selon l’Ancien Testament une « esclave » - et « l’absence de souillure4 ». Un mot de méthode à ce propos. Il est clair que je porte sur les récits bibliques et musulmans - en l’occurrence la tradition populaire du sacrifice d’Ismâcîl - un regard du même ordre que celui que les anthropologues portent sur un texte mythique.

Le rôle joué par tel ou tel personnage prend signification en rapport à l’ensemble du texte et aucun détail n’apparaît dès lors comme in-signifiant. Les positions différentes d’Isḥâq et d’Ismâcîl doivent être interprétées en fonction de celles de leur père unique - Ibrâhîm - et de leurs mères distinctes - Sâra et Hâjar - selon une séquence temporelle reconnue par tous où Ismâcîl est l’aîné et Isḥâq le cadet.

Dans le texte biblique de la Genèse, Sarah, femme légitime d’Abraham, stérile, âgée et ménopausée, assure la continuité de la lignée prophétique par l’intermédiaire de sa « servante » Agar, mère d’Ismaël, avant que lui soit faite la révélation de la grâce divine, le retour de son sang menstruel qui se traduira par la naissance d’Isaac. Son attitude arrogante et souvent arbitraire à l’égard de Agar, finalement chassée de la maison d’Abraham, a souvent été interprétée comme la traduction d’une figure répandue dans les mythes moyen-orientaux anciens : celle de la déesse fille du Dieu primordial qui combat la démesure des hommes5.

Quoi qu’il en soit Isaac/Isḥâq, comme son fils Jacob, ou encore Moïse et une série d’autres personnages bibliques, apparaissent simultanément comme les enfants de leurs pères - jalons de la ligne masculine des prophètes - et les enfants de leurs mères - proches parentes du père - par l’intermédiaire desquelles ils sont aussi les fondateurs du peuple d’Israël (Andriolo, 1973). À l’inverse, fils d’une servante qui plus est étrangère, Ismaël/Ismâcîl est exclusivement le fils de son père, de par la volonté de Dieu et de Sarah/Sâra, l’épouse d’Abraham/Ibrâhîm. Il est aussi l’aîné et cet aspect du déplacement qui s’est opéré d’Isḥâq à Ismâcîl comme victime prédestinée au sacrifice me semble lourdement chargé de sens.

Cette question du « premier-né » sera le thème du prochain paragraphe. Revenons d’abord à la figure du père qu’incarne plus particulièrement dans la tradition biblique Abraham, « père des multitudes ». Une relation bien particulière est établie entre Ibrâhîm et Ismâcîl dont le signe est leur circoncision commune. La tradition musulmane souligne le fait et oppose la circoncision d’Ismâcîl, symbole de la première alliance, effectuée alors qu’il est âgé de 13 ans, et celle d’Isḥâq, accomplie le septième jour après sa naissance, que la littérature sacerdotale juive, postérieure aux textes de la Genèse, retiendra comme le modèle de la circoncision et comme le symbole de l’alliance d’Israël avec Dieu. L’islam, comme l’a souligné avec force L. Massignon, lui-même de forte tradition chrétienne, restera le témoin de cette première alliance, celle de la circoncision du père et du fils6.

Cette alliance est centrée sur la figure du « père » et l’on pourrait en tirer d’utiles informations à partir d’une approche psychanalytique (Benslama, 1991 ; Benkheira, 1994) qui souligne qu’il s’agit aussi de « tuer l’enfant dans le père » (Benslama, 1991, 12) pour que celui-ci puisse pleinement se réaliser. Je n’explorerai pas cette voie, faute de compétences, mais on peut se demander si le fait de provoquer l’effusion est plus fondamental que le sang qu’elle fait couler, tous les hommes coutumiers de verser le sang relèvent d’une seule et même catégorie, et la différence s’estompe entre sang animal et sang humain.

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