L'Arrêt Nicolo : Définition et Portée d'une Jurisprudence Fondamentale

L’arrêt Nicolo du Conseil d’État du 20 octobre 1989 est une décision marquante qui affirme la suprématie des traités internationaux sur la loi. Cet arrêt a permis de clarifier la hiérarchie des textes dans l’ordre interne à l’égard des traités internationaux. Avec cette décision, le Conseil d’État permet au juge administratif de réaliser un contrôle de conventionnalité, comme le pouvait déjà le juge judiciaire depuis l’arrêt Jacques Vabre du 24 mai 1975 rendu par la chambre mixte de la Cour de cassation. Cet arrêt Nicolo a une place importante au sein des études de droit.

Les Faits à l'Origine de l'Affaire Nicolo

M. Nicolo avait émis une protestation contre les résultats des élections européennes de juin 1989. À cette occasion, il contestait la compatibilité de la loi du 7 juillet 1977 relative à l'élection des représentants de la France à l'Assemblée des communautés européennes avec les stipulations de l'article 227-1 du traité de Rome.

Les modalités des élections des représentants français à l’Assemblée des communautés européennes ont été fixées par la loi du 7 juillet 1977. La régularité des opérations électorales qui se sont déroulées le 18 juin 1989 a été contestée par un électeur.

La Question Soulevée par le Requérant

Certes, dans l’arrêt Nicolo, la question directe posée par le requérant concernait l’applicabilité des dispositions de la loi à l’égard des citoyens des territoires et départements d’outre-mer.

En effet, la loi du 7 juillet 1977 dispose que « le territoire de la République française forme une circonscription unique » (art. 4), ce qui englobe la métropole et les territoires ultra-marins (lorsque la disposition est combinée aux articles 2 et 72 de la Constitution). Quant au traité de Rome (art. 227-1), il n’exclut nulle part les collectivités d’outre-mer bien qu’elles soient soumises à un régime particulier à certains égards. Ainsi, la loi postérieure au traité n’est pas incompatible avec ce dernier.

Le Revirement de Jurisprudence : Abandon de la Théorie de la Loi Écran

Par cette décision, le Conseil d'État a abandonné la théorie dite de la loi écran, en jugeant qu’il appartient au juge administratif, en application de l'article 55 de la Constitution, de contrôler la compatibilité d’une loi avec les stipulations d’un traité international, même lorsque la loi est postérieure à l’acte international en cause.

Selon la théorie de la loi écran, la loi, expression de la volonté générale dont le juge ne peut apprécier la validité et dont il se borne à faire une fidèle application, s’interposait entre la norme internationale et le juge administratif. Le juge ne pouvait, par conséquent, contrôler la compatibilité d’une loi avec les stipulations d’un traité sans méconnaître son office.

Le Conseil d’État, qui se refusait à examiner la conformité d’une loi à la Constitution, refusait donc également d’examiner la compatibilité d’une loi à un traité, considérant qu’il revenait au seul Conseil Constitutionnel d’assurer le respect par le législateur de la supériorité des traités sur les lois en vertu de l’article 55 de la Constitution. La Cour de cassation avait adopté la même solution.

Le juge constitutionnel a toutefois jugé qu’il ne lui appartenait pas de contrôler la conformité d’une loi avec un traité, par une décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975 (p. 19).

La Cour de cassation prit acte de cette évolution en acceptant de contrôler la compatibilité d'une loi postérieure à un traité. Le Conseil d'État suivit le même mouvement avec la décision Nicolo, après la décision du Conseil constitutionnel du 21 octobre 1988 par laquelle le juge constitutionnel avait confirmé sa position.

Le Contrôle de Conventionnalité par le Juge Administratif

Dans l’arrêt Nicolo, la juridiction fait abstraction de la dimension constitutionnelle pour se cantonner à ouvrir la voie à un contrôle de conventionnalité. Elle opère un revirement de sa jurisprudence en ce sens à l’égard de l’arrêt des Semoules. En réalité, elle ne fait que suivre les pas déjà tracés par le Conseil constitutionnel qui se déclare incompétent pour contrôler la conventionnalité des lois.

De plus, en 1986, le Conseil constitutionnel énonce que les organes de l’État doivent veiller à l’application des conventions internationales (en référence à l’article 55), dans le cadre de leurs compétences respectives. Sans réellement considérer les arguments du requérant qui n’avaient pas vraiment d’intérêt sur le plan juridique, l’arrêt Nicolo admet la suprématie des traités internationaux sur les lois, y compris en particulier les traités européens et le droit dérivé (directive et règlements qui en découlent).

Le juge administratif ne fera application de la loi du 7 juillet 1977 qu’après avoir vérifié qu’elle était conforme au traité de Rome. Cela signifie que si elle n’y était pas conforme, elle aurait été écartée par le Conseil d’État.

Portée de l'Arrêt Nicolo

L’arrêt Nicolo apporte une pierre à l’édifice de la pyramide de Kelsen (hiérarchie des normes) du point de vue de sa protection par le juge interne. L’arrêt Nicolo a permis de clarifier la hiérarchie des textes dans l’ordre interne à l’égard des traités internationaux. Cette décision du Conseil d’Etat vient s’affranchir de la tradition légicentriste (“la loi au centre de tous”).

Avec cette décision, le Conseil d’État permet au juge administratif de réaliser un contrôle de conventionnalité, comme le pouvait déjà le juge judiciaire depuis l’arrêt Jacques Vabre du 24 mai 1975 rendu par la chambre mixte de la Cour de cassation.

Supériorité des Actes de Droit Communautaire

La jurisprudence ultérieure a étendu le bénéfice du régime de l’article 55 de la Constitution aux actes de droit communautaire dérivé : le Conseil d’Etat accepte, le cas échéant, de faire prévaloir règlements et directives.

Sans réellement considérer les arguments du requérant qui n’avaient pas vraiment d’intérêt sur le plan juridique, l’arrêt Nicolo admet la suprématie des traités internationaux sur les lois, y compris en particulier les traités européens et le droit dérivé (directive et règlements qui en découlent).

Intégration du Droit de l'Union Européenne

Le droit de l’Union européenne (UE) influence désormais des secteurs de plus en plus diversifiés des législations des États membres, par exemple en matière de législation économique et monétaire, de droit bancaire, de droit d’asile et d’immigration. Les actes de droit dérivé, règlements et directives, couvrent de façon précise des champs très larges de notre droit.

Par ses caractéristiques institutionnelles et par l’ampleur de sa production normative, l’Union européenne constitue, selon l’expression de la Cour justice de l’Union européenne (CJUE) un « ordre juridique » à part entière qui s’intègre aux ordres juridiques nationaux des États membres. En outre, depuis la création des communautés européennes, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a, par sa jurisprudence, donné une pleine effectivité au droit de l’Union, par la consécration des principes de primauté, d’unité et d’effectivité comme par l’interprétation téléologique des traités et des normes de droit dérivé.

Dans ce contexte, le juge administratif français est conduit, dans son champ de compétence, à appliquer et à interpréter le droit de l’Union européenne. Sa jurisprudence assure pleinement son intégration au droit national et consacre sa place particulière dans la hiérarchie des normes.

La reconnaissance de la primauté du droit de l’Union sur les lois nationales découle de la jurisprudence Nicolo du Conseil d’Etat, par laquelle le juge administratif français a accepté de contrôler la compatibilité d'une loi, même postérieure, avec les stipulations d'un traité, en application de l'article 55 de la Constitution. Cette jurisprudence concerne l’ensemble du droit international.

De même qu'il refusait d'examiner la conformité d'une loi à la Constitution, le Conseil d'État s’était dans un premier temps refusé à examiner la compatibilité d'une loi à un traité signé avant son adoption, en considérant qu'il appartenait au seul Conseil Constitutionnel de procéder à ce contrôle de conventionnalité. Mais en 1975, le Conseil Constitutionnel a adopté une position différente en jugeant qu'il ne lui appartenait pas de contrôler la conformité d'une loi avec un traité, contrôle qu’il a ensuite accepté d’effectuer dans ses fonctions de juge électoral.

Le Conseil d'État a progressivement étendu le bénéfice du régime de l'article 55 de la Constitution à l'ensemble des actes de droit de l’Union européenne, qu'il a accepté de faire prévaloir sur les lois : les règlements et les directives. La supériorité du droit de l’UE vaut également pour les principes généraux dégagés par la cour de justice.

Autonomie Institutionnelle et Procédurale

Comme l’a jugé la Cour de justice, en l'absence de règlementation européenne en la matière, « il appartient à l'ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent de l'effet direct du droit communautaire ».

Le droit de l’Union garde donc le silence sur les conditions et les voies permettant d'obtenir réparation. Le principe d’autonomie de procédure implique ainsi une obligation à la charge des États qui conservent toute liberté dans le choix des moyens procéduraux adéquats (juridiction compétente, délais de recours, causes de forclusion, conditions de recevabilité de l'action, modalités de preuve…). Les règles nationales ne s'appliquent cependant que « dans la mesure où le droit communautaire n'en a pas disposé autrement en la matière ».

Il revient ainsi aux juridictions nationales d’appliquer et d’interpréter les actes des droits primaire et dérivé de l’Union européenne. Les traités prévoient cependant un mécanisme de question préjudicielle par lequel toute juridiction nationale peut interroger la CJUE sur la validité ou l’interprétation d’un acte de droit de l’Union européenne.

L’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) prévoit une obligation de renvoi pour les juridictions suprêmes. Mais celles-ci se sont reconnues un pouvoir d’interprétation des textes de l’Union européenne et ne procèdent au renvoi préjudiciel qu’en cas de difficulté sérieuse. Le Conseil d’État a ainsi consacré la théorie de l’acte clair selon laquelle il peut lui-même interpréter une norme européenne lorsque cette interprétation ne pose pas de difficulté réelle. Le même raisonnement a été adopté par la Cour de cassation.

Conséquences pour l'Administration Française

Le principe de primauté, dont le juge administratif assure le respect, emporte des obligations particulières pour l’administration. L’administration est tenue de ne pas appliquer et d’abroger les actes réglementaires contraires aux objectifs d’une directive. Le Conseil d’État a ici transposé au droit de l’Union européenne sa jurisprudence générale sur l’abrogation des règlements illégaux.

La reconnaissance du principe de primauté peut par ailleurs conduire à engager la responsabilité de l’État. La CJCE avait reconnu dès 1991 le principe de la responsabilité de la puissance publique nationale pour violation du droit de l’Union européenne par son arrêt Francovich du 19 novembre 1991. Cette jurisprudence s'est enrichie en 1996 des arrêts Brasserie du Pêcheur S.A. qui affirment que cette responsabilité vaut « quel que soit l'organe étatique dont l'action ou l'omission a été la cause » du préjudice, c'est-à-dire y compris lorsqu’est en cause une loi contraire au droit de l’Union européenne adoptée par le législateur national.

En 2003, par son arrêt Köbler, la CJCE a reconnu que la responsabilité d'un État membre est également engagée lorsque des décisions juridictionnelles de juridictions suprêmes méconnaissent le droit de l’Union européenne.

S’appuyant sur la jurisprudence de la cour de Luxembourg, le Conseil d’État a jugé que la responsabilité de l’État est engagée lorsqu’une autorité administrative adopte un acte administratif contraire au droit de l’Union européenne, mais aussi du fait de lois méconnaissant les engagements internationaux de la France, notamment ses engagements européens.

La Théorie de la Loi Écran

La théorie de la loi-écran (ou écran-législatif) est une théorie jurisprudentielle qui intéresse le thème de la hiérarchie des normes et de la pyramide de Kelsen. Selon cette théorie, le juge ordinaire refuse de censurer un acte administratif inconstitutionnel pris sur le fondement d'une loi au motif qu’un tel contrôle reviendrait à reconnaître l'inconstitutionnalité de la loi.

Remise en Cause et Déclin de la Théorie de la Loi-Écran

Le champ d’application de la théorie de la loi-écran a d’abord été réduit par l’arrêt Nicolo du 20 octobre 1989. À l’origine, la théorie de la loi-écran concernait à la fois les normes internationales et les normes constitutionnelles. En effet, le raisonnement, derrière le refus du Conseil d’État d’exercer un contrôle de conventionnalité, consistait à estimer qu’écarter une loi postérieure pour appliquer un traité antérieur incompatible avec elle en se fondant sur l’article 55 de la Constitution revenait à exercer un contrôle administratif de constitutionnalité. C’est en ce sens que selon certains auteurs, la consécration d’un contrôle de conventionnalité portait atteinte à la théorie de la loi-écran.

Finalement, dans l’arrêt Nicolo, le Conseil d'État, en visant « la Constitution, notamment son article 55 » accepte de contrôler la compatibilité d'une loi avec un traité, en appliquant l’article 55 de la Constitution et diminue considérablement la portée de la théorie de la loi-écran. La théorie de la loi-écran, à partir de l’arrêt Nicolo, ne concerne donc plus que les normes constitutionnelles et ne joue plus dans les rapports entre la loi et les normes internationales.

Conclusion

L’arrêt Nicolo est un arrêt emblématique du droit administratif en France, traçant un lien direct entre droit communautaire et droit interne. En admettant le contrôle de conventionnalité, l’arrêt Nicolo a mis un terme à la théorie de la loi-écran s’agissant des traités internationaux et a consacré la primauté de ces traités internationaux sur les lois qui leur sont postérieures. L’arrêt Nicolo constitue donc une véritable innovation du droit administratif.

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