Bien que plus médiatisés depuis plusieurs années, les troubles des conduites alimentaires ou TCA restent encore aujourd’hui un sujet « tabou » et sont, de ce fait, sous-diagnostiqués. Ils ont pourtant des répercussions importantes sur la santé mentale, physique et sociale des personnes qui en souffrent, davantage encore lorsqu’il y a un diabète. Faisons le point avec Mélanie Mercier, diététicienne-nutritionniste.
TCA : Définition
Les troubles des conduites alimentaires, ou TCA, sont des perturbations caractérisées par une obsession de la nourriture, du poids et de l’apparence. Il ne s’agit pas seulement d’une perturbation des conduites alimentaires au moment des repas. En effet, les TCA se caractérisent également par une obsession de la nourriture - en dehors des repas, une perception négative de l’image corporelle, une estime personnelle altérée et la présence de troubles psychologiques (anxiété, dépression).
De ce fait, ils ont des répercussions sur tous les aspects de la vie quotidienne (études, travail, liens familiaux et sociaux, activité physique, etc.) et entraînent une souffrance psychologique importante chez les patients qui vivent avec.
En France, les études établissent que 10 % de la population pourrait être concernée par un TCA, dont plus de la moitié qui n’est pas diagnostiquée et n’accède donc pas encore à une prise en charge adaptée (psychiatrique / psychologique en premier lieu), pourtant nécessaires. La prise en charge sera abordée dans un deuxième article basé sur cette thématique.
Quelles sont les causes des TCA ?
L’origine des TCA est multifactorielle et encore mal connue. On considère qu’il existe :
- des facteurs de vulnérabilité (terrain génétique ou biologique),
- des facteurs précipitants (régime alimentaire strict, puberté, modifications hormonales, évènement de vie stressant),
- des facteurs de maintien du trouble (déséquilibres biologiques induits, bénéfices psychologiques ou relationnels).
Dans les facteurs précipitants, citons :
- l’influence de la culture (représentation du corps, « idéaux » véhiculés par les publicités, les films ou par les normes sociales au sein de la famille, les amis),
- de l’environnement professionnel : les disciplines dans lesquelles il existe des « catégories de poids » (boxe, équitation, judo, etc.) ou une pression sur le corps (danse, mannequinat, etc.) sont davantage touchés par les TCA
- les régimes restrictifs : débutés (souvent tôt) pour perdre du poids, sous la pression familiale et parfois médicale ou « imposés » du fait d’un diagnostic de diabète, par exemple.
On dénombre dans la classification internationale du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, et des troubles psychiatriques (DSM-5)* plusieurs grandes catégories de troubles des conduites alimentaires.
Les TCA les plus fréquents
Les plus courants sont l’anorexie, la boulimie et l’hyperphagie boulimique. Ces affections complexes engendrent généralement une grande souffrance chez les patients, c’est pourquoi elles nécessitent une prise en charge adaptée, le plus tôt possible.
L’anorexie mentale
Concerne 1 % des femmes et 0,3 % des hommes (les hommes représentent 10 % des cas d’anorexie mentale). L’anorexie mentale se caractérise par une peur intense de devenir gros, malgré une maigreur apparente et un poids en dessous de la normale (établi à partir de l’IMC). Les personnes souffrant d’anorexie mentale sont principalement des femmes.
Elle se caractérise essentiellement par ces trois critères :
- Une perturbation de l'image corporelle, dans laquelle la personne ne perçoit plus sa propre maigreur, associée à une obsession du poids et une peur panique de grossir.
- Une anorexie (littéralement : « perte de l'appétit ») qui se traduit plutôt par une lutte active contre la faim, une restriction alimentaire importante et un évitement des « aliments qui font grossir », fréquemment associée à d'autres manifestations ayant pour but la perte de poids (hyperactivité physique, vomissements provoqués, utilisation de laxatifs, etc.).
- Un amaigrissement de plus de 15% du poids initial et/ou un indice de masse corporelle (poids en kg/taille en m au carré) inférieur à 17,5.
L’anorexie mentale se caractérise aussi par une altération de la perception du poids et de l’image du corps, proche de la dysmorphobie. Il s’agit d’une restriction alimentaire visant une perte de poids significative.
La boulimie
Concerne 1,5 % des femmes et 0,5 % des hommes. Le Dr Filsnoël souligne que les patients souffrant de boulimie sont généralement des personnes impulsives et émotives. Les patients (en grande majorité des femmes) affichent un poids normal ou sont parfois en sous-poids ou en surpoids.
Elle se caractérise essentiellement par ces trois critères :
- Une préoccupation excessive pour le poids et l’apparence corporelle, avec une baisse de l’estime de soi.
- La survenue de crise de boulimie au moins une fois par semaine, c’est à dire l’ingestion d'une grande quantité d'aliments dans un temps assez court, qui s’accompagne d’une perte de contrôle sur la prise alimentaire. Cette crise se déroule souvent en cachette et s’accompagne d’un sentiment de honte et de culpabilité. Les personnes qui souffrent de boulimie peuvent faire des crises plusieurs fois par jour.
- Un ou plusieurs comportements compensatoires pour prévenir la prise de poids (exercice physique excessif, période de jeûne, vomissements provoqués, prise de laxatifs, etc.).
Les personnes boulimiques mettent souvent en place des comportements compensatoires pour neutraliser leur prise de poids : vomissements, prise de laxatifs ou de diurétiques, périodes de jeûne et exercices excessifs. Les crises de boulimie et les comportements compensatoires surviennent au moins deux fois par semaine pendant trois mois, en moyenne. Elles peuvent en outre devenir pluriquotidiennes et parfois nocturnes.
Les troubles boulimiques peuvent être associés à d’autres types d’addictions, tels que l’alcool ou le cannabis.
L’hyperphagie boulimique
Concerne 3 à 5 % de la population et touche presque autant les hommes que les femmes. Cette pathologie, qui génère une grande souffrance psychique, occasionne généralement un surpoids important, voire une obésité, parfois morbide. Encore peu connue, l’hyperphagie est d’ailleurs souvent confondue à tort avec de l’obésité.
Se présente sous la forme d'épisodes récurrents de crises de boulimie, sans mise en place de comportements compensatoires, entraînant alors une prise de poids.
L’hyperphagie boulimique, ou accès d’hyperphagie, se présente sous la forme de crises de boulimie incontrôlées et récurrentes, sans comportements compensatoires. Généralement, une certaine restriction est observable, ce qui renforce les pulsions alimentaires. L’individu va manger de grandes quantités de nourriture en l’absence de sensation de faim, jusqu’à ressentir une pénible distension abdominale. Il recherche cette sensation de distension même si elle est inconfortable. Il mange seul par gêne et va ensuite se sentir coupable et déprimé.
Pourtant, on n’y retrouve pas de valorisation du surpoids telle que souvent observée dans l’obésité, les comorbidités sont moins nombreuses et l’évolution est plus favorable lorsqu’une prise en charge psychologique adaptée est proposée. Dans le traitement de cette pathologie mentale, la mise en place d’un régime ne sert à rien.
De multiples formes
Il existe des formes moins “typiques” ou “moins fréquentes” de TCA, qui ne répondent pas aux critères sus cités mais qui entraînent aussi des complications physiques et une souffrance psychologique importante. Citons également l’orthorexie, qui pousse une personne à s'attacher de manière obsessionnelle à la qualité des aliments qu'elle absorbe et à respecter des règles nutritionnelles strictes. Cette obsession permanente de « manger sain » est considérée comme pathologique quand elle envahit la vie quotidienne.
D’autres troubles des conduites alimentaires sont plus rares : l’alimentation hypersélective (par exemple ne manger que des aliments jaunes), le pica (ingestion compulsive de substances non nutritives et non comestibles), ou encore le mérycisme (régurgitation volontaire et remastication du bol alimentaire).
Le trouble des conduites alimentaires non spécifié est un diagnostic du DSM-5 utilisé pour qualifier toutes les problématiques qui ne répondent pas précisément aux critères des troubles du comportement alimentaire spécifiques, tels que l’anorexie mentale, la boulimie et l’accès hyperphagique.
Le mérycisme
Il s’agit d’une régurgitation ou d’une re-mastication des aliments qui peut durer des heures. Ceux-ci sont à nouveau mastiqués, ruminés, puis généralement ravalés, en l’absence de nausées ou de sentiment de dégoût. Dans le DSM-5, il est précisé que cette conduite doit être fréquente, répétée, et donc « survenir plusieurs fois par semaine, en principe quotidiennement ». Le mérycisme peut en outre débuter à tout âge, dès la première enfance.
Le mérycisme est un trouble du comportement alimentaire lié à la notion de plaisir. En effet, par cette remontée volontaire des aliments, la personne revit, inconsciemment ou non, la satisfaction qu’elle a vécu lorsqu’elle les a ingérés.
Le syndrome d’alimentation nocturne (SAN)
Il s’agit d’une prise alimentaire non contrôlée, excessive, pendant la nuit. L’individu se réveille pour aller manger copieusement. Cette conduite alimentaire peut se produire dans un état de demi-sommeil, la personne n’en étant pas toujours consciente. Le lendemain, elle se réveille avec un souvenir plutôt imprécis de ce qu’elle a consommé pendant la nuit.
La potomanie
La potomanie est un trouble du comportement alimentaire qui se définit par un besoin irrépressible de boire en grande quantité, principalement de l’eau (polydipsie) ou de l’alcool (dipsomanie). Ce trouble alimentaire s’inscrit dans une volonté de se purger, se purifier, se nettoyer. Il peut également avoir pour objectif de se remplir l’estomac au maximum et être associé à une anorexie mentale.
Les complications des TCA
Chaque trouble s'accompagne de conséquences physiques, mentales et sociales importantes.
- Dans l’anorexie mentale, les complications découlent surtout de la malnutrition voire de la dénutrition : troubles digestifs, arrêt des cycles menstruels (aménorrhée), léthargie, dysfonctionnement rénal, troubles du rythme cardiaque, etc.
- Dans la boulimie, en cas de vomissements répétés, les complications découlent essentiellement de ceux-ci. A court terme, ils entraînent en effet une baisse du taux de potassium sanguin entraînant un risque d'arrêt cardiaque. A long terme, ils causent des troubles digestifs et des problèmes dentaires ainsi qu’une malnutrition.
- Quant aux conséquences de l'hyperphagie boulimique, elles sont le plus souvent liées au surpoids généré par les crises fréquentes (maladies métaboliques, cardiovasculaires et atteintes articulaires etc.).
Le risque d’isolement social, d’anxiété, de dépression et de suicide est par ailleurs important chez les patients souffrant de TCA.
A quel moment faut-il parler de TCA ?
Il est parfois difficile d’identifier précisément l’existence des TCA, tant les patients peuvent être dans le “refoulement” de la situation (mécanisme de défense) et faire bonne figure ou avoir honte des difficultés rencontrées et ne pas en parler. Il y a souvent de bons « prétextes » pour justifier une perte ou une prise de poids et des comportements alimentaires « suspects » pour l’entourage.
Tandis que la personne souffrant d’anorexie mentale va avoir l’impression de tout contrôler et ne va donc, bien souvent, pas ressentir le besoin de demander de l’aide, les personnes souffrant de boulimie et d’hyperphagie boulimique vont souvent être désemparées face à la perte de contrôle et vont solliciter l’aide du corps médical. Lors d’une consultation, certains mots sont ainsi utilisés par les patients, pour décrire la perte de contrôle et les « crises » caractéristiques de la boulimie ou de l’hyperphagie, qu’ils n’ont alors pas identifiées comme telles : « craquages », « pulsions », « grignotages », L’utilisation de ceux-ci doit alerter et faire penser aux TCA.
3 points clés :
- Les causes des troubles des conduites alimentaires (TCA) sont multifactorielles.
- Il existe de multiples formes de TCA, “typiques” et moins “typiques”.
- Les TCA entraînent des complications importantes sur la santé physique, mentale et sociale.
*Sources : American Psychiatric Association. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders : DSM-5, Fifth Edition, 2013.TREASURE Janet, DUARTE Tiago Antunes, et SCHMIDT Ulrike (2020). Eating disorders. Lancet (en ligne). 2020. VAN HOEKEN Daphne et HOEK Hans. Review of the burden of eating disorders: mortality, disability, costs, quality of life, and family burden. Current opinion in psychiatry (en ligne). 2020. VAN EEDEN Annelies, VAN HOEKEN Daphne et HOEK Hans. Incidence, prevalence and mortality of anorexia nervosa and bulimia nervosa. Current opinion in psychiatry (en ligne).
Dans ce sens, une prise en charge personnalisée et pluridisciplinaire (médicale, paramédicale, diététique et psychologique) est proposée aux patients.
Nous sommes constamment assaillis d’informations contradictoires vis-à -vis de l’alimentation et d’injonction à prendre soin de soi d’une manière ou d’une autre. Il peut être difficile de s’y retrouver lorsqu’on est en face de son assiette, chez soi, au self, au restaurant ou dans un magasin pour faire ses courses. C’est pourquoi une éducation thérapeutique diététique joue un rôle central pour lutter contre les idées biaisées. Mettre en pratique ces informations par la réintroduction progressive de toutes les catégories d’aliments va permettre, petit à petit, d’abattre les barrières. L’anxiété vis-à-vis d’un aliment diminue à mesure de sa consommation régulière.
La prise en charge nutritionnelle par un professionnel fait partie de façon intégrante de la trajectoire de soins. Le diététicien pourra vous aider à désamorcer vos peurs et vos à priori à votre rythme.
Trop longtemps, les TCA ont été stigmatisés, méconnus d’une grande partie du corps médical, et relégués à la seule prise en charge des collègues psychiatres ou des équipes diététiques. Pourtant, les données actuelles sont nombreuses pour reconnaître une interface étroite entre les TCA et les troubles fonctionnels intestinaux (TFI).
Quelle que soit l’entité nosologique, les TCA atteignent les 2 sexes, de toute origine, de toute classe socio-économique, et à des âges variables.
D’après la littérature, la prévalence « vie entière » des TCA typiques (AM, boulimie, hyperphagie boulimie) est de 8,4 % chez les femmes et 2,2 % chez les hommes.
Prévalence des TCA chez les étudiants (Étude Rouennaise)
Année | Prévalence des TCA | Prévalence des troubles boulimiques | Prévalence des troubles hyperphagiques | Prévalence des troubles restrictifs | Prévalence IMC > 25 kg/m² |
---|---|---|---|---|---|
2009 | 24,0 % | 12,0 % | 4,7 % | 3,7 % | 11,1 % |
2021 | 46,6 % | 26,3 % | 8,4 % | 5,7 % | 18,5 % |
Certaines catégories de la population sont plus à risque de TCA : les femmes entre 18 et 25 ans sont les plus à risque d’anorexie restrictive et de boulimie. Le niveau d’étude est inversement proportionnel au risque d’avoir un TCA sauf pour les troubles restrictifs qui sont plus fréquents chez les personnes avec un haut niveau d’étude.
Chez les hommes, la période 18-39 ans est la période de vulnérabilité maximale concernant la boulimie et aussi la période de vulnérabilité minimale concernant l’hyperphagie boulimique (5). Le sex-ratio femmes/hommes évolue de 9/1 pour l’AM à 7/3 pour la boulimie et presque 1/1 pour les troubles compulsifs.
L’apparition d’un TCA se fait principalement à l’adolescence ou au début de l’âge adulte. En effet 75 % des cas d’AM ont débuté avant 22 ans et 83 % des cas de BN avant 24 ans (6). L’hyperphagie boulimique débute, elle, le plus souvent après 20 ans, parfois après une période restrictive ou boulimique (7).
Plus de 70 % des personnes atteintes d’un TCA présentent des comorbidités telles que troubles anxieux (> 50 %), troubles de l’humeur (aux environs de 40 %), consommations à risque de substances (> 10 %) (9).
La prévalence des TCA a augmenté entre 2009 et 2021 : 24,0 % en 2009, 23,1 % en 2011, 20,3 % en 2015, 24,9 % en 2018 et 46,6 % en 2021 (p< 0,0001). Chaque catégorie de TCA a été multipliée par deux entre 2009 et 2021 : de 12,0 % à 26,3 % pour les troubles boulimiques, de 4,7 % à 8,4 % pour les troubles hyperphagiques, de 3,7 % à 5,7 % pour les troubles restrictifs.
La prévalence des étudiants avec un IMC> 25 kg/m2 a également augmenté de manière significative, passant de 11,1 % à 18,5 % entre 2009 et 2021 (p< 0,001).
La constipation comme l’incontinence fécale sont les situations gastro-intestinales les plus fréquentes chez les patients TCA, et en particulier chez ceux souffrant d’anorexie mentale où la prévalence de ces symptômes peut concerner jusqu’à 38,5 % d’entre eux (18). La dyspepsie fonctionnelle s’observe chez 90 % des patients souffrant d’un TCA, autant en cas d’anorexie mentale que de boulimie, et se présente essentiellement sous la forme d’un inconfort gastrique post-prandial (19). Ce même constat a été fait en cas d’hyperphagie boulimique (20). Il a été même été suggéré que le mérycisme pourrait être favorisé par un terrain de dyspepsie fonctionnelle (21).
Les symptômes de reflux gastro-œsophagien sont fréquents en cas de boulimie et exposent à des risques élevés d’endobrachyœsophage ou d’ulcérations œsophagiennes (26, 27. La gastroparésie est bien documentée autant en cas d’anorexie mentale que de boulimie, et moins bien connus en cas d’ARFID (28-32).
Enfin, la nouvelle édition de l‘étude Obépi-Roche a montré une prévalence de 30 % pour le surpoids et 17 % pour l’obésité pour l’ensemble de la population française sur l’année 2020.
En effet, 28,8 % des patients avec un TCA souffrent ou ont souffert d’obésité au cours de leur vie. Parmi ces patients présentant un TCA et une obésité au cours de leur vie, les patients atteints d’hyperphagie étaient les plus représentés (87,8 %), suivis de ceux atteints de boulimie (33,2 %) et des TCA atypiques (21,2 %), enfin de l’anorexie (4,6 %) (47).
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