Dictionnaire des cultures alimentaires : Définition et enjeux

Un nouvel objet vient enrichir le champ d’investigation des sciences humaines : le « fait alimentaire ». Ce dictionnaire est le premier à exposer la diversité et la richesse de sens que cette expression recèle. Penser l’alimentation, c’est l’inscrire naturellement au cœur des dialectiques culturelles et sociales : celles du terroir et de la mondialisation, de l’authentique et de la standardisation des denrées, du symbolique et du réel, de l’animalité et de l’humanité.

Du don à la privation, de l’aide à l’arme alimentaire, de la malnutrition à l’engraissement, de la pensée sauvage à la rationalité industrielle, de la nutri-génétique à la nutri-génomique, de l’herbivore à la vache folle, du restaurant au fast-food, du besoin au rituel… manger, c’est dépendre d’une culture.

Plus de 230 études, rédigées par 162 spécialistes d’horizons extrêmement divers, composent le menu du Dictionnaire des cultures alimentaires. Sociologue, Jean-Pierre Poulain est professeur à l’université Toulouse-Jean-Jaurès, membre du Centre d’étude et de recherche Travail, Organisations, Pouvoirs.

L'évolution de l'éducation alimentaire en France

En France, l’éducation alimentaire a connu une évolution significative au fil des décennies. En 1973, après une longue période de procès en ringardise, l’enseignement ménager est définitivement rayé de la liste des programmes scolaires français (Lebeaume 2014). Une décennie plus tard, face aux transformations qui touchent la filière alimentaire, le goût devient le lieu vers lequel convergent les inquiétudes. Le diagnostic profane est simple : « les aliments sont en train de perdre le goût de ce qu’ils sont » (Poulain 1997).

C’est dans ce contexte que Jacques Puisais, qui travaillait déjà sur les techniques de dégustation du vin, nourrit le projet d’élargir le champ d’application de ces connaissances aux aliments et de les mettre au service de l’éducation (Puisais 1985). L’éducation gustative vient de naître ; plus consensuelle et surtout « pour tous ». Apprendre à reconnaitre les saveurs, à les apprivoiser, à en tirer du plaisir et surtout à s’émanciper des goûts « préfabriqués ». Voilà ce qui porte ce projet et qui devrait faire des jeunes générations des consommateurs avertis. De là viendront les « classes du goût », qu’un ancien ministre de la culture épris de gastronomie, Jack Lang, arrivé au ministère français de l’éducation nationale, institutionalisera pour un temps.

Dans le même temps, au sein de la nutrition et de la diététique, on s’inquiète des transformations des habitudes alimentaires. Elles pourraient être la cause de ce que l’on nomme alors « les maladies de civilisation ». La montée de la réflexivité alimentaire alliée à un cadrage théorique qui voit les mangeurs comme des individus décidant rationnellement de leurs actes, justifie le développement de l’éducation nutritionnelle. Elle se donne pour objectif de transmettre des connaissances sur les aliments, leur composition en nutriments, leurs rôles dans l’organisme… dans le but d’améliorer les choix alimentaires. L’éducation nutritionnelle, elle aussi, ambitionne d’éclairer les consommateurs.

De façon quasi concomitante, la montée en charge de la sociologie et de l’anthropologie de l’alimentation propose d’élargir la perspective en resituant les aliments dans les cadres socio-culturels de leur production et de leur consommation.

Les différentes formes d'éducation alimentaire

Un nuancier est en place, rassemblant l’éduction gustative, l’éducation nutritionnelle et l’éducation alimentaire, toutes à la fois un peu complémentaires et un peu concurrentes. Elles sont adossées à des disciplines différentes (nutrition, psycho-physiologie du goût et socio-anthropologie de l’alimentation), mais surtout à des conceptions de l’acte alimentaire différentes :

  1. consommateur rationnel qu’il conviendrait de nourrir d’informations pertinentes pour qu’il oriente ses choix vers ce qui est bon pour lui,
  2. mangeur maître de ses émotions alimentaires qui privilégie une relation hédonique à la nourriture, supposée être un rempart aux troubles du comportement alimentaire (TCA) et enfin,
  3. mangeurs en interaction consommant des produits supports de représentations symboliques, dans le cadre de protocoles, qui mettent en scène les valeurs fondamentales de la société.

Voilà le paysage français de l’éducation alimentaire au début des années 2000 en France (Poulain 2008). Au gré des changements politiques français, le projet de Jacques Puisais connait des hauts et des bas. Mais le coup est parti et sa notoriété prend une dimension internationale. Parmi les pays avec lesquels s’initient des coopérations, le Japon est pour lui une expérience particulière. D’abord parce que, dans la culture japonaise, l’alimentation et la gastronomie ont une place de première importance, mais aussi parce que nutrition/sensorialité/gastronomie sont en très forte connexion, bien que selon des modalités différentes et originales.

Les terroirs alimentaires : une approche culturaliste

Aujourd'hui, le terroir alimentaire n’est plus seulement désigné par les aptitudes agronomiques, mais par l’interaction entre un milieu physique et des facteurs humains (savoir collectif ancré dans le temps, proximité d’un marché de consommation, etc.) qui permettent de définir une typicité. « […] un espace géographique délimité dans lequel une communauté humaine construit au cours de son histoire un savoir collectif de production fondé sur un système d’interactions entre un milieu physique et biologique, et un ensemble de facteurs humains.

Les itinéraires sociotechniques sont ainsi mis en jeu, révèlent une originalité, confèrent une typicité, et aboutissent à une réputation pour un bien originaire de cet espace géographique. L’approche culturaliste des terroirs alimentaires est aujourd’hui très répandue : l’ancrage dans des temps « ancestraux » ou « immémoriaux » (Bérard & Marchenay 2002) confère au terroir une dimension historique, le situant dans la « tradition » perçue comme un gage de qualité. Cette historicité du concept de terroir s’inscrivant dans la durée se double d’une dimension identitaire et patrimoniale : le terroir fabrique de l’identité culturelle par la construction mythique d’une mémoire collective reposant sur la nostalgie des racines terriennes de nos sociétés modernes (Assouly 2004).

Patrimonialisation des cuisines de terroir

Le processus de patrimonialisation des cuisines de terroir s’est amorcé en France au lendemain de la Révolution française (Csergo 1996 : 823-841). Alors qu’émerge une conscience patrimoniale autour des monuments hérités de l’Ancien Régime après les destructions massives de la période révolutionnaire, la spécialité culinaire est élevée au rang de monument (Csergo 2006), que l’on inventorie dans les premiers livres de recettes de terroir et dans les premiers guides gastronomiques. À la même époque sont réalisées les premières cartes gastronomiques de la France (Cadet de Gassicourt 1809), qui permettent d’illustrer la diversité des spécialités culinaires sur le territoire, dans le contexte de construction de l’État-nation.

Ce processus de patrimonialisation des cuisines de terroir se poursuit tout au long du XIXe et du XXe siècles. Le développement des moyens de transport (chemin de fer, puis automobile) a favorisé l’émergence d’un tourisme gastronomique et l’essor du commerce des denrées alimentaires locales, d’autant que les procédés modernes de conservation (appertisation, puis réfrigération) ont permis d’étendre leur marché de consommation.

À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, les élites parisiennes découvrent des plats de terroir et des spécialités provinciales (Aron 1973) dans des restaurants gastronomiques tels que les Frères Provençaux (morue à la provençale, bouillabaisse, etc.) et des commerces alimentaires de luxe (Meyzie 2015), comme le magasin de comestibles Corcellet près du Palais Royal. La diversité des plats de terroir et des spécialités provinciales est mise en valeur à travers la construction d’un discours gastronomique français (Ory 1998), qui se diffuse grâce à l’essor de la littérature gourmande et des écrits gastronomiques, à l’instar de la Physiologie du goût de Brillat-Savarin.

Ce discours gastronomique diffuse une culture alimentaire hédoniste et distinctive fondée sur la connaissance des terroirs de provenance des produits et des mets de qualité. « Trois pays de l’ancienne France se disputent l’honneur de fournir les meilleures volailles, à savoir : le pays de Caux, le Mans et la Bresse.

Parallèlement à cette littérature gastronomique, qui élève la cuisine française au rang d’art culinaire s’appuyant sur le savoir-faire technique des cuisiniers et sur la qualité de produits issus d’une grande diversité de terroirs alimentaires, se développe une littérature culinaire autour des livres de recettes de terroir, qui devient un genre éditorial à part entière au cours de la seconde moitié du XIXe siècle (Csergo 1996 : 829).

Les cuisines régionales et « spécialités du pays » sont de plus en plus représentées, à la fin du XIXe siècle, comme des marqueurs de l’identité culturelle locale, alors que le tourisme gastronomique commence à émerger comme une forme de consommation culturelle d’espace local. L’essor de l’automobile durant l’entre-deux-guerres renforce l’engouement pour le régionalisme culinaire et pour le tourisme gastronomique avec la création, par le guide Michelin, d’un classement avec une, deux ou trois étoiles.

Curnonsky écrit à partir de 1921 avec son ami Marcel Rouff La France gastronomique, guide des merveilles culinaires et des bonnes auberges françaises, une collection de 28 recueils sur la cuisine régionale et sur les meilleurs restaurants de France. L’approche patrimoniale est mise en avant dans des livres de recettes régionales comme La bonne cuisine du Périgord, publié en 1929, transcrivant par écrit des recettes traditionnelles locales qui étaient auparavant transmises oralement.

Mais cette démarche patrimoniale apparaît encore plus clairement en 1933 dans le Trésor gastronomique de France : répertoire des spécialités gourmandes des 32 provinces, cet ouvrage proposant un inventaire des produits et recettes de chaque province historique (Csergo 2015). Il faut attendre les années 1990 pour que la patrimonialisation des cuisines de terroir prenne une dimension institutionnelle, avec le lancement de la collection de l’Inventaire du patrimoine culinaire de la France, produits du terroir et recettes traditionnelles chez l’éditeur Albin Michel, à l’initiative du Conseil national des arts culinaires (CNAC).

Cette association, créée en 1989 avec le soutien des ministères de la Culture et de l’Agriculture, a été à l’origine du projet de recension du patrimoine culinaire, avec la publication de volumes consacrés à chaque région administrative. Ce processus de patrimonialisation des cuisines de terroir se traduit par une évolution de leur statut.

Depuis l’émergence du courant de la « nouvelle cuisine » dans les années 1970, on ne compte plus les chefs qui trouvent dans la redécouverte des recettes de « cuisine de terroir » - ou de « cuisine de pays » - l’une des sources de leur créativité culinaire. Cette évolution témoigne du processus de gastronomisation des cuisines de terroir. Celui-ci désigne « le renversement de perspective qui installe dans l’univers de l’excellence les cuisines locales qui furent si longtemps reléguées dans l’ordre de la nécessité, quand elles n’étaient pas méprisées » (Poulain 2011).

Le dualisme nature/culture et le rôle de la médiation alimentaire

Cet article explore d’abord le rôle de la médiation alimentaire dans les représentations du rapport des hommes à l’environnement, à travers le prisme du dualisme nature/culture. Il montre ensuite ce qu’apporte le concept de terroir qui, dans le champ des food studies, est central à la compréhension des relations des hommes à leur environnement. Le dualisme nature/culture est au centre des rapports des sociétés occidentales à l’environnement, avec la prédominance d’une représentation du monde fondée sur cette opposition dans l’ontologie naturaliste (Descola 2005).

Dans cette perspective, les facteurs naturels jouent un rôle fondamental dans la répartition des disponibilités alimentaires et des sociétés à l’échelle mondiale. En effet, l’exploitation des ressources de la nature constitue la base des agrosystèmes, et ce depuis la révolution néolithique. Le déterminisme naturel (ou environnemental), reposant sur l’hypothèse selon laquelle les conditions naturelles (sol, climat, etc.) caractéristiques d’un milieu physique influencent l’organisation et le développement des sociétés, a longtemps dominé dans la compréhension des rapports des hommes à leur environnement et à leur alimentation. « C’est toujours de la nature de l’alimentation que dépendent et le lieu de l’habitation et l’étendue du terrain qui produit les aliments.

L’approche déterministe dans la compréhension des relations de l’homme à son environnement et à son alimentation a été progressivement remplacée par ce que l’historien Lucien Febvre a appelé le « possibilisme », pour caractériser l’approche du géographe Paul Vidal de la Blache, fondateur de l’école française de géographie. Cette approche possibiliste repose sur l’idée que l’environnement naturel offre un éventail de possibilités que l’homme peut utiliser en fonction des techniques et des choix des sociétés pour exploiter leur milieu, s’organiser et se développer. La particularité d’un genre de vie (Vidal de la Blache 1903) s’explique alors par la combinaison originale de facteurs naturels et de facteurs humains. « En premier lieu, les conditions naturelles ne sont pas subies.

Au-delà des choix opérés par les sociétés dans les manières d’exploiter les milieux pour se nourrir, des choix culturels sont effectués aux différents stades du système alimentaire (Poulain 2002), depuis la production jusqu’à la consommation. Ainsi, parmi les disponibilités alimentaires, nous ne mangeons pas tout ce qui est biologiquement comestible et les choix alimentaires sont variables en fonction des systèmes culturels (Fischler 2001 : 31), à l’exemple des insectes qui ne sont pas consommés en Occident, mais qui le sont dans un certain nombre de pays d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique.

Par ailleurs, les procédés de conservation des aliments et les techniques de transformation et de préparation relèvent également de choix culturels. La cuisson est ainsi un processus de transformation culturelle du « cru » au « cuit » (Levi-Strauss 1968) s’opérant dans la cuisine, pouvant être définie comme lieu de transformation de l’aliment, par le passage de l’état naturel à l’état culturel (Gomes & Ribeiro 2011). La valorisation contemporaine du naturel dans les cultures alimentaires occidentales s’inscrit dans le contexte d’industrialisation de l’alimentation, d’urbanisation des modes de vie et d’émergence des préoccupations écologiques (Lepiller 2012 : 905-911) : la préférence pour le naturel dans notre alimentation témoigne d’une méfiance accrue du mangeur hypermoderne (Ascher 2005) pour les aliments transformés, considérés comme artificiels et dénaturés, dont les modes de production sont perçus comme pouvant avoir des impacts négatifs sur l’environnement et sur la santé.

Pendant longtemps, l’approche naturaliste des terroirs - reposant sur un discours déterministe - a dominé : les terroirs désignaient des espaces avec des aptitudes agronomiques spécifiques liées aux conditions naturelles (sol, exposition, microclimat, etc.). Cette définition, qui établissait une causalité linéaire entre le terroir physique et la qualité du produit, a été reprise par les producteurs eux-mêmes, trop contents de justifier la qualité de leur production par des terroirs physiques d’exception, « bénis des dieux ».

TAG:

En savoir plus sur le sujet: