Il y a soixante ans, le 18 mars 1962, étaient signés les accords d’Évian. Après huit ans de guerre, l'Algérie devenait indépendante avec comme conséquence le départ en quelques semaines de 700 000 Français d'ascendance européenne (ils seront 1,5 millions en tout). Les pieds-noirs sont souvent arrivés "une main devant, une main derrière". Et n’ont pas été très bien accueillis. Vécu de manière douloureuse, voire honteuse, leur rapatriement allait pourtant avoir des conséquences positives sur la société française.
Qui sont les Pieds-Noirs ?
Ces pieds-noirs (nommés ainsi pour des raisons viticoles ou vestimentaires, selon les sources) un groupe très hétérogène, que, à part l’exil, rien ne rassemblait va apporter en métropole une alimentation, et des usages de l’Algérie.
Mais d'où vient ce surnom ? Jean-Yves Le Naour explique : "On ne sait pas d’où vient cette expression qui désigne les Français d’Algérie rentrés en France à partir de 1954 (environ 800 000 personnes), des débuts de la Guerre d'Algérie, ceux qui ont fait « le choix de la valise, plutôt que du cercueil » et qui se reconnaissent comme pieds-noirs".
Il existe de multiples hypothèses. Certains disent que les soldats qui ont fait la conquête de l’Algérie avaient des souliers noirs. Donc quand ils les enlevaient, ils avaient les pieds noirs… Jean-Yves Le Naour n’y croit absolument pas. Une autre hypothèse serait que les Européens avaient les pieds noirs parce qu’ils foulaient le raisin. Une explications pas plus crédible selon Jean-Yves Le Naour parce que l’expression "pieds-noirs" apparaît dans les années 1950, et que la conquête de l’Algérie date du XIXe siècle. Donc ça n’a aucun rapport.
Il y a des historiens, dont Guy Pervillé, spécialiste de la Guerre d'Algérie, qui pensent que quelque part l’expression « pieds-noirs » désignait les « indigènes », et que c’était une expression péjorative pour parler des Algériens d’origine. Pourquoi ? Parce souvent ils ne portaient pas de chaussures dans les « bleds », les villages. Comme ils allaient pieds nus, ils avaient les pieds sales. Cette désignation serait ensuite passée en métropole où elle aurait désigné les Français d’Algérie, une façon de les cataloguer comme des Français de seconde zone.
L'Impact Culturel et Culinaire
Si aujourd'hui, le couscous, plat d'origine algérienne, est le mets favori des Français, sa diffusion est en partie liée à l'arrivée de pieds-noirs. Jusque dans les années 1960, l'immigration maghrébine était surtout constituée d'hommes seuls se faisant peu à manger. L'arrivée de familles pieds-noirs allait permettre la commercialisation d'épices encore peu répandues comme le cumin ou de légumes comme l'aubergine. Ces Français de l'autre côté de la Méditerranée ont apporté avec eux la kémia (un assortiment d'amuse-gueules), l’anisette, et ils vont contribuer à la diffusion de l’Orangina, de l’Antésite, de la cuisine à l’huile d’olive et de la merguez.
La cuisine des Pieds-Noirs
La cuisine des Pieds-Noirs reflète une histoire riche : expulsés d'Espagne, puis forcés de fuir l'Algérie, leur cuisine a été influencée par les nations qu'ils ont habitées, ainsi que par les routes commerciales qui traversaient ces régions. Au fil des siècles, ils ont rassemblé des recettes et des saveurs qui ont fini par former un répertoire culinaire unique et peu connu.
Contributions à la Culture Populaire
Au cinéma, nul n'a pu passer à côté de la gouaille de Roger Hanin (1925 - 2015). Il est l'acteur principal du film d'Alexandre Arcady Le coup du Siroco qui raconte justement l'arrivée à Paris de la famille Narboni, Français d'Algérie à la suite de l'exode de 1962. Autre figure reconnue de la communauté pieds-noirs à l'écran, Marthe Villalonga (née en 1932 à Bordj El Kiffan anciennement Fort-de-l'Eau) et son accent. Inoubliable Mouchy Messina, la mère de Simon (Guy Bedos) dans Un éléphant ça trompe énormément d'Yves Robert, elle était aussi comédienne de théâtre. Jean-Pierre Bacri, l'acteur décédé en janvier 2021 était né à Castiglione, aujourd'hui Bou Ismaïl en 1951.
Côté musique, si on connait l'emblématique chanteur de la communauté Enrico Macias (né à Constantine en 1938), on ignore parfois que la voix chantée des Parapluies de Cherbourg (de Jacques Demy avec Catherine Deneuve), était celle d'un rapatrié : Georges Blanes (né à Cherchell en 1924). Plus étonnant, explique l'historienne Naïma Huber-Yahi, le chanteur de variétés des années 1980, François Valery (né en 1954 à Oran) a chanté son exil dans la chanson Oran, juin 1962…
L’humoriste Guy Bedos (né à Alger 1934 - 2020) disait à propos de l’Algérie "Je suis né là-bas, et sans tomber dans l'amertume des pieds-noirs qui viennent grossir les rangs de l'extrême droite, je me trouve définitivement dans la peau d'une personne déplacée. Je considère que l'Algérie est mon pays." (Le temps décembre 1998). Son humour était teinté de la couleur nostalgique de cet exil.
Dans les années 1980, deux fils de pieds noirs, Bruno Carette et Alain Chabat, vont créer Objectif Nul avec Dominique Farugia et Chantal Lauby. Parmi leurs personnages récurrents, le fameux Zeitoun. Ce rapatrié avait été inspiré par l’oncle de Bruno Carette : le chanteur Georges Blanes.
Impact Économique
Avec l’arrivée massive de rapatriés d'Algérie, le besoin de logements, d’écoles, et d’hôpitaux se fait pressant. La construction va contribuer à stimuler l’économie du BTP… dans laquelle est surtout employée une population maghrébine. La pression sur l’habitat améliorera la modernisation de nombreux logements jusque-là encore souvent insalubres et non dotés d’eau courante. Une partie des pieds-noirs va s’établir en Corse, et contribuer à développer la viticulture et la culture de la mandarine autochtone. Plus méconnu, les pieds-noirs vont s’implanter dans nombre de professions libérales, mais aussi ouvrir des pressings et participer à leur développement explique Joseph Perez, le président de la CDHA (Centre de documentation historique sur l’Algérie).
Les défis de l'identité et de la mémoire
En 1962, quand l’Algérie est devenue une nation indépendante, la communauté pied-noir a été obligée de quitter sa terre natale et d’émigrer vers la France. Profondément traumatisants, ces deux moments charnières, le départ d’Algérie et l’arrivée en France, ont structuré l’identité de cette communauté et sont les fondements d’une mobilisation collective depuis cinquante ans. Cherchant à exprimer le traumatisme associé à 1962, l’une des stratégies employées par la communauté pied-noir a été de comparer son expérience, quant aux processus de migrations forcées, à d’autres déplacements violents de populations, et ce à l’échelle internationale. Cependant, en déconstruisant cette mise en scène internationale du passé pied-noir, il est possible de retracer la manière dont cette communauté de migrants nationaux a tenté de gérer le sentiment d’être à la fois français et étrangers. Cette approche permet aussi de souligner l’évolution des relations entre la communauté et l’État tout en offrant un éclairage sur la façon dont les pieds-noirs comprennent leur position au sein de la mémoire collective de la nation.
Aujourd'hui
Que reste-t-il de la culture des pieds-noirs ? Preuve de leur parfaite assimilation, rien ne les distingue plus du reste de la population à part quelques noms de famille... A la troisième génération, les enfants savent à peine ce que les mots de "rapatriés d’Algérie" recouvrent. Mais, nuance l’historienne Naïma Huber-Yahi, "Nous, les historiens, savons que c’est souvent cette troisième génération qui demande des comptes, qui exige plus de justice en mémoire de ses ancêtres"… L’histoire n’est peut-être pas terminée.
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