Histoire du Crêpe de Deuil: Un Symbole Vestimentaire à Travers les Siècles

Dans toutes les sociétés, la mort d'un proche est signifiée par le port du costume de deuil. Défini par l'Encyclopédie, le deuil est entendu au sens large : « Espèce particulière d'habit pour marquer la tristesse qu'on a dans des occasions fâcheuses, surtout dans des funérailles. » Si les modalités de l'expression du deuil varient selon les cultures, quelques constantes se retrouvent : le bannissement des couleurs vives, le retrait temporaire des manifestations de la vie sociale et la plus grande rigueur dans le respect du deuil imposé aux femmes, à la fois dans sa durée et dans le costume.

La Diversité des Couleurs de Deuil à Travers l'Histoire

La diversité des mœurs et des usages suivis par les différentes sociétés émerveille les auteurs de l'Encyclopédie. Ils relèvent que le blanc domine en Orient, mais aussi à Rome, à Sparte, en Castille et dans quantités d'autres régions d'Europe. Les reines de France portent le deuil en blanc jusqu'au xvie siècle : Marie Stuart, Élisabeth d'Autriche et Louise de Lorraine sont les dernières reines blanches ; Anne de Bretagne aurait été la première reine à porter le deuil en noir, imitée par Catherine de Médicis puis par Marie de Médicis et Anne d'Autriche. La dernière souveraine à avoir porté le deuil blanc est la reine Élisabeth d'Angleterre, épouse de George VI : lors de sa visite officielle en France en 1938, après la mort de sa mère, elle porte des vêtements blancs. En outre, le blanc subsiste longtemps pour le deuil des jeunes filles et des enfants, parallèlement à la diffusion du noir. Quant aux rois de France et d'Angleterre, ils portent le deuil en violet ou en pourpre, couleurs royales, encore que Henri VIII ait choisi le blanc à la mort d'Anne Boleyn, qu'il avait fait exécuter.

L'Ascension du Noir comme Couleur de Deuil

La généralisation du noir aux xvie et xviie siècles prend sa source à la cour de Bourgogne puis à celle des Habsbourg, qui en sont les héritiers. Cette austérité qui souligne la majesté du pouvoir est la marque de la domination espagnole en Europe et des influences antagonistes de la Réforme et de la Contre-Réforme, qui s'accordent sur la sévérité des mœurs et la rigueur des contraintes sociales. Le noir s'impose comme le contraire du blanc, autre non-couleur, symbole de pureté, puis du mariage. Dans toute l'Europe, le deuil devient d'une extrême sévérité, suivant en cela les ordonnances du deuil de cour français qui font autorité. Après l'hécatombe qui touche les Bourbons, l'ordonnance du Régent (1716, renouvelée en 1730), réduit de moitié la durée des deuils de cour et de famille, ruinaient les manufactures textiles. Le même phénomène s'observe en Angleterre.

L'Évolution du Deuil au XIXe Siècle

Après la Révolution et au xixe siècle, le deuil n'est plus que convenance personnelle et sociale. Il impose des règles de civilité extrêmement contraignantes jusqu'à la Grande Guerre. Il est divisé alors en trois périodes : le grand deuil, ou deuil de laine ou de crêpe ; le petit deuil, moins sévère, avec autorisation de porter des bijoux en jais et du crêpe blanc ; enfin le demi-deuil, autorisant un retour à la coquetterie et à la mode dans la toilette, dont les couleurs, outre le noir, sont les gris, les blancs et les mauves. Les étoffes sont mates, telles la laine ou le crêpe, caractéristiques du deuil. Le crêpe italien est réputé en Europe dès le xve siècle, suivi par le crêpe français du xviie siècle. Le « crêpe anglais », universellement synonyme de deuil, est lancé dans les années 1830 par Samuel Courtauld et sera fabriqué jusqu'en 1940. Gaze de soie laquée et gaufrée, c'est une étoffe fragile (elle craint l'humidité) et chère. Quant au jais, sa production est industrialisée vers 1850.

Le Deuil Féminin sous l'Ancien Régime à Toulouse

Sous l’Ancien Régime le veuvage oblige les femmes à changer d’apparence pour revêtir des habits de deuil, en particulier pendant l’année qui suit la mort du mari. À Toulouse, de la fin du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle, se dessinent des permanences et des nouveautés qui apparaîtront de manière plus évidente dans la première partie du siècle suivant. L’importance symbolique de la tenue de la veuve est soulignée par l’obligation juridique faite aux héritiers du mari de lui fournir ses habits de deuil. Cependant, comme le montrent les inventaires après décès, les codes vestimentaires du deuil restent socialement discriminants, entre le respect d’une étiquette très élaborée par les veuves de la noblesse et les difficultés matérielles des femmes des milieux populaires urbains dont il est très difficile de préciser les pratiques.

Le Statut de la Veuve et le Deuil

Le port de tenues de deuil par les veuves est un phénomène ancien. Marqueur de leur statut matrimonial, le vêtement souligne la singularité de la figure des veuves dans la société d’Ancien Régime. Alors que les femmes sont soumises à l’autorité des hommes, père, puis mari, et exclues des fonctions d’autorité, les veuves sont émancipées par la mort de leur époux. Le veuvage leur confère une grande autonomie, leur permettant même de devenir chef de famille. L’anomalie de leur situation explique l’ambivalence de l’image qui leur est associée, entre la « bonne veuve » se consacrant désormais à des œuvres pieuses et la femme dangereuse par sa liberté nouvelle remettant en cause la stabilité sociale. Mais si ces femmes partagent un même statut, leurs situations socio-économiques sont extrêmement diverses.

Transformations Sociales et Culturelles

Or de la fin du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle se déroule une série de transformations profondes, qui s’accélèrent dans la seconde partie du XVIIIe siècle et touchent de multiples aspects de la vie des Français. Transformations sociales : la société d’ordres fondée sur le rang et la prééminence sociale de la noblesse, triomphante à la fin du XVIIe siècle, est remise en cause un siècle plus tard. Transformations culturelles : l’alphabétisation se développe, l’écrit sous toutes ses formes prolifère, les journaux se multiplient, les communications deviennent plus faciles. Transformations enfin dans les modes de consommation, notamment vestimentaires. Les objets plus fragiles deviennent plus nombreux, sont renouvelés plus vite et les processus d’imitation des élites se développent dans la population.

Le Deuil: Plus qu'une Norme Sociale

Sous l’Ancien Régime, porter le deuil de son défunt mari ne relève pas seulement en effet d’une norme sociale née des usages, mais de la contrainte juridique. C’est ce que reprennent après bien d’autres deux juristes toulousains de l’Ancien Régime. À Simon d’Olive qui écrit au XVIIe siècle : « la femme pendant le deuil doit porter des habits qui s’accordent au temps et à la condition d’une veuve gémissante », répond Soulatges en 1784 : « une veuve est tenue de porter le deuil de son mari ». Dans le cas contraire, ajoute-t-il, la femme s’expose aux peines des secondes noces, c’est-à-dire à perdre les avantages matériels obtenus par le veuvage, comme le versement de l’augment de dot (équivalent du douaire dans le régime dotal). Si de telles sanctions semblent rarissimes, le principe en est toujours affirmé. Cette obligation pour la veuve se double d’une obligation pour les héritiers du mari de prendre à leur charge ses frais d’habillement, ses « habits de deuil ».

Le Deuil et la Justice

Cette obligation ne relève pas uniquement de la doctrine juridique, car on la retrouve aux XVIIe et XVIIIe siècles dans la pratique judiciaire. Certaines veuves en conflit avec la famille de leur mari héritière de celui-ci, se tournent en effet vers les tribunaux pour réclamer le versement de leurs « gains de survie » (douaire, augment…) mais aussi la prise en charge de leurs « habits de deuil », demandes dont les magistrats reconnaissent le bien-fondé dans leurs jugements. Les archives de plusieurs juridictions de la région toulousaine en conservent pour la seconde moitié du XVIIe et le XVIIIe siècle la trace, que l’on saisit aussi à Paris.

La Durée du Deuil

Pourtant, le temps durant lequel la veuve doit porter ses habits de deuil ne se limite pas à la cérémonie funéraire. Alors que certaines tenues particulières, comme le chaperon de deuil, ne sont revêtues par les participants que pendant la durée des obsèques, l’obligation du deuil est pour la veuve bien plus longue. Elle s’inscrit pour les juristes dans « l’an de deuil », c’est-à-dire pendant l’année qui suit le décès du mari. Cette durée d’un an fait légalement du veuvage féminin le plus long de tous les deuils familiaux. Car, bien que n’étant pas obligatoires, à l’exception de celui des veuves, ces derniers sont réglementés par la monarchie française qui prend en compte les usages. Au début du XVIIIe siècle, sous la pression des soyeux lyonnais, le pouvoir tente de réduire leur longueur par deux ordonnances royales successives en 1716 et 1730. Selon ces textes, les veuves se trouvent astreintes à un deuil d’un an, deux fois plus long que celui des veufs ou des enfants et petits-enfants, endeuillés pour six mois seulement.

Le Symbolisme du Deuil

Sur le plan symbolique, le réseau d’obligations et d’interdictions qui se répondent les unes aux autres signifie que la veuve appartient durant cette année encore à son défunt mari, qu’elle n’est pas encore libre, qu’elle est toujours sous puissance maritale. Le lien de dépendance de la femme envers son mari se maintient donc au-delà de la mort par l’intermédiaire des héritiers de ce dernier. Les habits de deuil en sont le signe visible. Tout comme la cérémonie funèbre du mari, ils doivent donc être en adéquation avec le rang et la fortune de ce dernier, puisqu’ils en sont une manifestation publique, dont le caractère ostentatoire est évident. Ainsi que l’écrit Soulatges, les « habits de deuil sont réglés suivant la faculté des biens du mari, et la qualité de la veuve ».

Codes Vestimentaires et Apparences

Destinées au paraître, les tenues de deuil reposent sur des codes complexes. Mettant en jeu couleurs, textiles, formes des vêtements et accessoires, leur combinaison repose sur le degré de richesse et le rang de chacun et évolue dans le temps au fur et à mesure que les usages vestimentaires se modifient. L’étiquette des deuils familiaux de 1765 présentée dans l’Ordre chronologique des deuils de la Cour permet de décrire les prescriptions vestimentaires dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

La Profondeur du Deuil et les Prescriptions Vestimentaires

Si les vêtements de deuil ont connu des modifications par rapport au siècle précédent, ils reposent également sur un certain nombre de caractéristiques générales qui perdurent dans le temps. On remarquera tout d’abord que plus le deuil est censé être profond, à la perte d’un parent, d’un époux, plus sa durée est longue et plus les prescriptions en sont précises. Le paraître est régi d’autant plus rigoureusement que la douleur de la perte d’un proche est supposée forte, comme si la contrainte qui portait sur le vêtement reflétait la force des liens qui unissait les vivants aux défunts. Pour tous les deuils familiaux envisagés, décès des parents, grands-parents, oncles, maris et femmes, mais pas des enfants soulignons-le, une série de points communs se dessinent concernant aussi bien les hommes que les femmes.

L'Importance du Crêpe Anglais

Le crêpe italien est réputé en Europe dès le xve siècle, suivi par le crêpe français du xviie siècle. Le « crêpe anglais », universellement synonyme de deuil, est lancé dans les années 1830 par Samuel Courtauld et sera fabriqué jusqu'en 1940. Gaze de soie laquée et gaufrée, c'est une étoffe fragile (elle craint l'humidité) et chère.

Le Deuil et la Réintégration Sociale

Respect pour la mémoire du disparu, signe distinctif retirant la veuve du marché matrimonial le temps du deuil, le vêtement ponctue aussi, avec les messes anniversaires, les stases permettant aux proches du défunt de réintégrer la société. Pris sur la succession au même titre que les frais funéraires en fonction du statut social du défunt, les vêtements de deuil de la veuve obéissent au XIXe siècle à des règles le plus souvent tacites, mais plus explicites pour les classes moyennes et bourgeoises : port du noir et de la laine exclusifs durant le « grand deuil », puis ajout progressif de soie et de teintes obscures (gris) éclaircies de blanc pour le « deuil ordinaire » ou le « petit deuil », et ainsi de suite (parme, lilas…) avec le « demi-deuil ».

L'Étiquette pour les Deuils de Veuve et de Veuf (Lyon, 1873)

La dissymétrie apparaît patente entre les recommandations parcimonieuses adressées aux veufs - mais la sobriété caractérise aussi les autres costumes masculins - et la liste circonstanciée des tissus ou accessoires « autorisés » aux veuves prolongeant post mortem le statut social de l’époux : étoffes lourdes absorbant la lumière, bijoux en jais, bois durci ou « fer de Berlin » à partir du demi-deuil, gradations subtiles du noir au gris, blanc ou mauve permettant certes aux caprices de la mode de s’exprimer, mais dotées également d’une portée symbolique immédiate pour l’œil exercé.

Le Marché Restreint du Crêpe Anglais

Trois grandes firmes fabriquent du crêpe anglais, surtout le soyeux Courtauld, qui finit par absorber ses concurrents Grout & Baylis et Hine avant la Seconde Guerre mondiale. L’apogée de sa production de crêpe se situe en 1886. Pour enrayer la chute des ventes, la firme innove en présentant en 1894 un crêpe qui ne craindrait pas (trop) la pluie, doublé d’une unité de fabrication de crêpe bengalais bon marché pour une clientèle populaire. Elle va même - hérésie - jusqu’à adoucir les rugosités du crêpe anglais pour élaborer un produit doux au toucher plus conforme aux tissus fluides de la Belle Époque. Pourtant, en dépit d’une embellie au tournant du siècle, le marché se restreint inexorablement. Après 1918, la France est le seul pays où les ventes de crêpe anglais se maintiennent, avec l’appui de grands couturiers (Lanvin). Mais la concurrence dans les années 1920 de la « georgette », une forme de soie chiffonnée et légère, meilleur marché et plus facile à travailler pour le type de mode alors en vogue, lui est fatale. Les ventes et la production de crêpe Courtauld cessent après l’invasion allemande de 1940.

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