L'Autosuffisance Alimentaire en Suisse : Situation Actuelle et Perspectives

La question de l'autosuffisance alimentaire est devenue un enjeu crucial, exacerbé par les perturbations récentes du commerce international et des chaînes d'approvisionnement.

Le Contexte Suisse et les Défis Actuels

En Suisse, tout comme en Europe, les orientations politiques concernant le secteur de l’agriculture ont évolué de manière importante depuis les années 90. Sortant du modèle protectionniste qui avait prévalu jusqu’alors, la Suisse instaura des réformes tendant vers une libéralisation du commerce agricole et une levée des obstacles à la libre circulation dans ce domaine. Parallèlement, le concept de multifonctionnalité, faisant référence aux externalités positives de l’agriculture tel que l’entretien du paysage, devint un élément central dans les débats sur les orientations des politiques agricoles.

Depuis la libéralisation croissante de l’agriculture, on observe une tendance similaire en Suisse ainsi que dans les pays voisins : la disparition croissante des petites exploitations et la chute des revenus des paysan-ne-s. Jusqu’en 1990, l’agriculture était soutenue de manière importante par les politiques en place, et les prix étaient garantis.

Or dès 1992, année lors de laquelle l’agriculture fut introduite au cœur des négociations du GATT, on assista en Suisse à un retrait de l’Etat en ce qui concerne la commercialisation des produits agricoles. Simultanément, on observa une baisse des prix de ces produits agricoles. En parallèle, le(s) rôle(s) de l’agriculture fu(t)rent redéfini(s) : en plus de la mission de produire des aliments afin de nourrir la population, de nouvelles tâches furent attribuées aux paysan-ne-s (comme le maintien des ressources naturelles, etc.). On assista ainsi à une écologisation croissante du secteur agricole. Les paiements directs furent alors conditionnés au respect de ce nouveau cahier des charges.

Actuellement, les orientations politiques prises durant les 30 dernières années et décrites ci-dessus ne sont pas sans conséquences : la baisse des prix agricoles se répercuta sur le revenu des paysan-ne-s. De plus, en Suisse, l’écart entre le revenu agricole et celui des autres secteurs est d’environ 30% pour les exploitations de plaine, et de 50% en ce qui concerne celles de montagne - cet écart étant plus élevé qu’en France.

La question des accords de libre-échange se trouve au cœur des débats actuels, et l’Union Suisse des Paysan (USP) est hautement mobilisée autour de cette question. Vanessa Renfer soutient que la question du libre-échange est un choix politique basé sur des considérations d’ordre économique : « on ouvre les marchés en échange de contreparties ». Or ajoute-t-elle, « l’agriculture répondant aux besoins les plus essentiel, il est dangereux d’augmenter notre dépendance et de sacrifier nos moyens de production ! ».

Selon Loïc Bardet, le soutien à l’agriculture est présent : 4 milliard du budget fédéral sont actuellement alloués à l’agriculture chaque année. Or, le problème ne concerne pas les paiements directs, mais bien les prix sur le marché. Intrinsèquement liés aux prix sur le marché : les revenus des paysan-ne-s.

En Suisse tout comme en France, la pression à grandir, à produire plus et de manière plus compétitive est extrêmement présente. Cela engendre une diminution du nombre de fermes, ainsi qu’un agrandissement des exploitations qui parviennent à s’imposer au sein de ce système ; « autrement dit, la survie d’une exploitation agricole dépend de plus en plus souvent de la disparition d’une autre ».

Initiatives et Objectifs Nationaux

L’initiative souhaite appliquer le principe de souveraineté alimentaire en Suisse. Au printemps 2021, le Parlement suisse avait suspendu les délibérations sur la future politique agricole surnommée PA22 +. La cause ? Des conflits d’objectifs entre exigences environnementales, sécurité alimentaire et protection douanière. Ce rapport présente les objectifs à l’horizon 2050. La Suisse devra baisser de 40 % les émissions de gaz à effet de serre comparé à 1990, diversifier ses productions pour fournir une alimentation saine et durable à la population, et réduire le gaspillage alimentaire de trois quarts par rapport à 2020.

La première étape, sur la réduction de l’empreinte environnementale, est déjà lancée : c’est l’initiative parlementaire validée en 2022 qui vise à réduire l’utilisation des produits phytosanitaires et des engrais de synthèse. Enfin, à l’horizon 2030, le Conseil fédéral appelle à la responsabilité des filières et propose la mise en place de conventions d’objectifs volontaires pour modifier le système alimentaire dans sa globalité.

« Du point de vue de l’agriculture, il est positif que tous les acteurs de la chaîne de valeur soient mis à contribution, explique Michelle Wyss, corresponsable de la division économie de l’Union suisse des paysans (USP), le syndicat agricole majoritaire. Dans cette stratégie, le Conseil Fédéral propose le maintien d’un taux d’autosuffisance alimentaire autour de 50 %, ce qui correspond à son niveau actuel, alors que, lors de débats précédents, le taux proposé devait atteindre 60 %.

« La crise actuelle montre que la sécurité alimentaire est très importante et que tout ce que nous pouvons produire en suisse, nous devons le produire ici. Pour l’USP, il est donc essentiel que le taux d’auto-approvisionnement ne soit pas réduit. Le rapport ne fait pas assez référence à la situation de crise actuelle », confirme le syndicat majoritaire. Le niveau d’équilibre à atteindre entre production intérieure et produits importés ne semble pas encore tranché.

Exemple du Valposchiavo: Un Territoire en Transition

Dans les territoires de montagne, l'alimentation est un élément central de cette dialectique, d'autant plus lorsque l'on souligne les spécificités de ces territoires (par ex. saisonnalité marquée, faible productivité agricole, distance par rapport aux points de vente alimentaires). Les territoires de montagne ont été et se sont plutôt appréhendés comme des territoires agricoles fournisseurs de ressources alimentaires pour les espaces urbains et métropolitains. Cela évolue pour une diversité de raisons (contraintes géographiques, nouvelles politiques telles que les projets alimentaires territoriaux en France, etc.) mais aussi en raison de la volonté des consommateurs de reprendre le contrôle de leur alimentation qui se manifeste aussi dans ces espaces.

Le Valposchiavo est l’une des trois vallées italophones des Grisons, canton suisse alpin germanophone, constituée de deux communes, Poschiavo et Brusio, regroupées au sein de la Région Bernina. Séparée du reste du canton par le Col de la Bernina situé à 2320 mètres d’altitude, la vallée est éloignée de Coire (2h de route), la capitale des Grisons, et encore davantage des grands centres urbains (le premier étant Zürich à 3h30). Cet isolement géographique par rapport au reste du Canton et de la Suisse est toutefois nuancé par sa proximité immédiate à la Valteline italienne et à la ville de Tirano, dans la continuité géo-topographique immédiate de la vallée.

La vallée compte 4600 habitants (3500 habitants à Poschiavo et 1100 à Brusio), un chiffre relativement stable depuis le début des années 2000 (après une baisse continue durant plusieurs décennies) mais la population vieillit en raison du non-retour des jeunes actifs. En 2017, Poschiavo compte 2125 emplois et Brusio 800. Si les habitants des deux communes travaillent principalement dans la vallée, ces emplois sont aussi pourvus par 600 travailleurs transfrontaliers, intervenant dans des secteurs variés (tourisme, commerces, agriculture, industrie). Loin du tout-tourisme et du tout-ski, les logiques résidentielles de développement ne se sont pas pleinement substituées aux logiques productives dans cette vallée qui est aujourd’hui à la fois agricole, industrielle et touristique.

Alors que son déclin a été marqué dans les territoires de montagne européens, la part de l’emploi agricole dans l’emploi total reste élevée tant à Poschiavo qu’à Brusio (respectivement 10 % et 18 % des emplois contre environ 3 % en Suisse). Les productions laitières et de viande sont très répandues mais Poschiavo accueille également la production d’herbes aromatiques et de cultures céréalières, Brusio des productions viticole et arboricole (petits fruits et autres arbres fruitiers). Une autre spécificité majeure de ce territoire tient à la part importante de l’agriculture biologique. 90 % de la surface cultivée dans le Valposchiavo l’est en effet en agriculture biologique, soit bien plus que dans le Canton des Grisons (63 %), et encore davantage qu’en Suisse (14 %).

Le tourisme et, plus largement, les activités de loisirs représentent une source d’emplois et de développement reconnue pour les territoires de montagne. C’est le cas dans le Valposchiavo bien qu’il ne s’agisse pas d’une mono-activité touristique comparable à celle qu’on retrouve dans d’autres vallées alpines.

Initiatives Locales et Engagement Citoyen : L'Exemple de Kembs

Kembs est une petite commune du Haut-Rhin qui s’investit dans un programme appelé "Territoires d’Expérimentations" (TE), un projet pilote initié par le Mouvement Colibris. Ce programme vise à accompagner les acteurs locaux dans une transition écologique, sociale et démocratique en amplifiant les dynamiques existantes et en facilitant la coopération.

Le 28 juin à Kembs, une table-ronde a réuni des acteurs de projets inspirants pour discuter de l'autonomie alimentaire et de la gouvernance multi-acteurs. La première chose qui interpelle lorsque l’on franchit la porte de cette salle de cinéma est son taux de remplissage. Comment se fait-il qu’un sujet qui concerne pourtant tout le monde, l’alimentation, ne suscite pas davantage d’intérêt voire d’implication ? Et qui sont les citoyens-acteurs d’aujourd’hui ?

Il y a d’abord les clients adeptes des circuits courts et des producteurs locaux : les fameux « consom’acteurs ». Sauf que… Comme le note Brice Laloy, élu membre de la commission environnement de Kembs et co-fondateur du groupe d'achat solidaire du Pays Rhénan (Gaspr), « les circuits courts - les ruches, les Amap… - morflent pas mal depuis la fin des confinements. On découvre cela depuis quelques mois. On a aussi noté un ralentissement au niveau du Gaspr ».

Les Jardins de la Montage Verte à Strasbourg, représentés par leur directrice Fatima Riahi, accusent quant à eux une perte de 30% de fréquentation depuis janvier 2022. Afin de pallier ces difficultés, ils expérimentent entre autres l’achat groupé de certains produits de première nécessité directement auprès de producteurs locaux.

Plusieurs hypothèses sont émises - la baisse du budget alimentaire du fait de la hausse du prix des carburants, l’offre grandissante des supermarchés en produits bio ou locaux - même si chacun s’accorde sur le fait qu’il y a encore aujourd’hui un manque de recul pour permettre une réelle analyse.

Le groupe local Colibris utilise une autre voie de sensibilisation : les scolaires. Le jardin partagé qu’ils ont initié en 2017 se trouve sur un terrain entre une école maternelle et une école primaire. Il est donc très rapidement et naturellement devenu un jardin pédagogique. Grâce à la forte implication d’une enseignante de maternelle, la transmission des connaissances et valeurs autour « de la graine à l’assiette » a commencé à se faire. L’intention ? Éduquer à la consommation dès le plus jeune âge et favoriser l’essaimage auprès des plus grands.

L'Archipel: Un Écosystème Local

Le projet de tiers-lieu, l’Archipel, est un véritable écosystème qui s’est constitué au fil des années, agrégeant des volontés et des actions autour de la sensibilisation à l’environnement, de la production et de la distribution alimentaire, et dernièrement de l’éducation. Il est aujourd’hui composé de G’Rhin de sel, du GASPR, du groupe local Colibris et de l’école alternative Tzama. De la fusion de ces volontés et grâce au soutien de la municipalité, une ferme municipale est née, gérée par Julien, premier salarié de l’Archipel, depuis janvier 2022.

Julien, maraîcher municipal, a pour mission d’installer une ferme sur un ancien terrain de football ; sa production approvisionnera en légumes bio et locaux les cantines des écoles et du périscolaire. Un autre volet de sa mission consiste à élaborer des projets pédagogiques avec les classes du territoire, afin que les enfants remettent les mains dans la terre et découvrent que non, les salades ne poussent pas directement dans les sachets plastiques que l’on trouve dans les supermarchés… Enfin, Julien porte également la coordination du projet Archipel.

Beaucoup d’acteurs, beaucoup de projets... Mais comment structurer et solidifier l’ensemble, le rendre pérenne, coordonner les différents projets et acteurs qui le composent et accompagner la mise en œuvre de sa raison d’être : permettre au territoire de Kembs d’accéder à l’autonomie alimentaire ?

Le Défi Foncier

À l’instar du Territoire d’Expérimentation du Nord-Essonne, la région des 3 Frontières où se situe la commune de Kembs connaît une pression foncière importante. Entre extension de zones commerciales, installations de complexes industriels et développement de quartiers résidentiels, l’avenir de l’agriculture en général, et du maraîchage en particulier, semble incertain. Sans compter que Kembs est nichée entre une forêt, une zone naturelle protégée et un fleuve, ce qui contraint une potentielle extension des terres agricoles...

Kembs aurait besoin de 1600 hectares de terres agricoles. Or, la commune ne dispose que de 280 hectares...

Lors de la table-ronde, Pauline Thomann, chargée de mission animation foncière et mobilisation citoyenne à Terre de Liens Alsace, a présenté l’outil Parcel*. Celui-ci permet d’évaluer, en fonction de la population d’un territoire et de ses habitudes alimentaires (proportion de repas bio, carnés ou laitiers), leurs besoins en terres agricoles pour atteindre l’autonomie alimentaire. Ainsi, Kembs aurait besoin de 1600 hectares de terres agricoles, à condition de supprimer deux repas carnés et laitiers par semaine, et avec un besoin en fruits et légumes bio évalué à 20 %. Or, la commune ne dispose actuellement que de 280 hectares.

Alors, impossible, l’autonomie alimentaire ? Pas forcément… En pensant mutualisation des ressources et économie d’échelle, il est possible de repousser ces limites. Au niveau régional, on apprend - toujours grâce à l’outil Parcel - que non seulement le territoire du Grand Est pourrait subvenir à ses propres besoins, mais qu’il pourrait également contribuer à l’alimentation d’autres territoires !

Ce qui importe, c’est d’intégrer pleinement la résilience alimentaire dans le projet de la commune. À Kembs, la mairie a déjà initié un repérage des espaces où il serait possible de planter des arbres fruitiers ; le jardin pédagogique quant à lui permet la mutualisation de compost tandis que le groupe local Colibris gère une grainothèque participative.

A la fin de cette deuxième journée de travail, deux autres groupes se sont ainsi constitués : l’un autour du foncier agricole, l’autre du foncier habitable. Le premier se mettra à l’écoute des productions bio environnantes afin que la ferme de Kembs ne produise pas en doublons. Il ira également à la rencontre des agriculteurs du territoire, dont certains étaient d’ailleurs présents lors de la table ronde. Enfin, ils penseront l’accompagnement de celles et ceux qui partent à la retraite, ou qui souhaitent s’implanter, et monteront des évènements de sensibilisation à la bio.

L'Importance de la Coopération et de la Communication

Afin de nous permettre d’en aider d’autres à démarrer leur jardin communautaire, pour au final réduire le risque de crever de faim en cas d’effondrement du système actuel. Y aura-t-il encore des supermarchés en 2040 ? Pas sûr du tout.

Aujourd’hui encore, le défi c’est de s’entendre, se faire confiance, dialoguer en cas de différend. C’est ainsi que l’on peut développer la résilience communautaire. Nous y avons réfléchi, et constaté que la permaculture et la biodynamie fonctionneraient mieux si les jardins étaient communautaires. Encore faut-il s’accorder sur les routines : bien s’installer, démarrer, préparer la terre et les plantons, planter, arroser suffisamment, bien récolter, tout cela demande non seulement d’apprendre en faisant, mais surtout de communiquer, communiquer et encore communiquer.

Avec ce projet, le défi que nous nous sommes lancés, c’est de réduire la durée de démarrage (de 5-7 à 2-3 ans) et d’augmenter la productivité du potager, avec une méthode efficace.

Tableau Récapitulatif des Défis et Opportunités

Thématique Défis Opportunités
Agriculture Baisse des revenus, pression à la compétitivité, accords de libre-échange Multifonctionnalité, paiements directs, agriculture biologique
Foncier Pression foncière, urbanisation, contraintes géographiques Mutualisation des ressources, économie d'échelle, repérage d'espaces pour l'agriculture
Engagement citoyen Essoufflement, manque d'implication, désintérêt Sensibilisation des scolaires, projets communautaires, tiers-lieux
Politiques Libéralisation des marchés, cahier des charges croissant pour les agriculteurs Soutien à l'agriculture, initiatives pour la souveraineté alimentaire, objectifs environnementaux

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