À travers une analyse sociologique rigoureuse, fondée sur quelque 15 années de recherches menées à INRAE, Faustine Régnier explore les questions essentielles de la circulation des normes et de leur appropriation pour mieux comprendre la société française au prisme de l’alimentation.
Les normes alimentaires et leur perception selon les classes sociales
Faustine Régnier a cherché à comprendre quels étaient les goûts des différentes classes sociales en France, et comment les normes circulent dans l’espace social, comment elles sont perçues et sont susceptibles de façonner des différences sociales.
Dans les années 2017-2018, les dimensions de santé et d’environnement ont commencé à se cumuler, et elle a interrogé les injonctions en rapport avec une dimension environnementale, comme les recommandations qui invitent à privilégier des aliments bio ou à réduire sa consommation de viande.
Cette analyse met en exergue des clivages forts et persistants, voire en cours d’accroissement pour certains, entre catégories sociales quand il s’agit de percevoir ces différentes recommandations.
Ces clivages opposent de façon assez systématique les membres des catégories aisées et ceux des catégories modestes, soulignant un rapport extrêmement opposé à ces différentes recommandations.
Si les normes sont connues de tous, les individus des catégories aisées y adhèrent et les mettent aisément en pratique. Les personnes des catégories modestes y souscrivent moins et montrent des formes de mise à distance voire de rejet, notamment à propos des normes environnementales.
En revanche, les oppositions sociales se recomposent autour de la consommation de viande, qui cristallise aujourd’hui les oppositions.
Faustine Régnier : À partir de 2008, je me suis intéressée aux normes nutritionnelles et au Programme national nutrition santé.
Les raisons de la fracture entre les catégories sociales
Si la question du budget est centrale et incontournable, ce qui relève des représentations est également primordial.
À la question « qu’est-ce que c’est, pour vous, bien manger ? », la santé est une évidence et une priorité pour les catégories aisées et intermédiaires. Ce n’est toutefois pas une priorité dans les catégories modestes pour lesquelles avoir à manger en quantité suffisante reste un enjeu au quotidien.
La question des enjeux environnementaux fait partie de ces représentations : est ce que nos choix en matière d’alimentation sont susceptibles d’avoir un impact sur notre environnement ?
Dans les catégories aisées, diplômées et urbaines, c’est une évidence et « manger bio local et de saison » est un peu le triptyque idéal. Tout l’enjeu est de réussir à articuler les questions sociales, de santé et d’environnement.
Dans les classes populaires, les questions de transition écologiques sont susceptibles de créer de nouvelles tensions. La viande restant un symbole d’ascension sociale, demander à des personnes qui n’ont pas assez à manger de consommer moins de viande paraît difficile.
Les pratiques des classes populaires que sont la réduction du gaspillage, le refus du gâchis ou la sobriété, ne sont pas mises en avant. Ces personnes le font car elles sont pauvres et non pour être en phase avec les impératifs collectifs de transition écologique.
Le budget alimentaire des ménages français
Chaque année, un ménage français dépense 27 400 euros en moyenne, soit 2 300 par mois, selon l’enquête sur le budget des familles, réalisée par l’Insee en 2017. Quand les cadres disposent de 43 600 euros à dépenser, les ouvriers n’ont que 24 400 euros.
L’étude de la structure des dépenses est riche d’enseignements sur les modes de vie. Les biens de base constituent une part plus importante du budget des catégories les moins favorisées.
Le poste « alimentation et boissons non-alcoolisées » est - en proportion - bien plus élevé chez les ouvriers que chez les cadres (16,4 % contre 13,5 %). Ces derniers peuvent s’offrir de la nourriture de qualité supérieure (des produits bios, par exemple), mais ne mangent pas dix fois par jour : leur budget alimentation plafonne rapporté à leur revenu.
En matière d’alimentation par exemple, le budget viande bovine des cadres est supérieur à celui des ouvriers, mais ces derniers dépensent davantage pour le porc. Le prix de ces denrées n’est pas le même.
Alors que les cadres ont un budget global supérieur de 30 % aux ouvriers pour l’alimentation, ils dépensent deux fois plus pour les légumes frais et le poisson.
Inversement, les ouvriers, même avec des revenus très inférieurs, dépensent plus en valeur absolue (en euros) que les cadres en boissons gazeuses ou en margarine.
Le poste « tabac et boissons alcoolisées » est le seul où les ouvriers dépensent davantage en euros que les cadres malgré leurs revenus nettement inférieurs. La différence n’est pas considérable (100 euros annuels) mais elle se rapporte à un budget bien moindre.
Côté alcool, les cadres surclassent les ouvriers pour les vins et champagnes, les ouvriers les dépassent pour les alcools forts et la bière.
Les détails des postes dessinent les singularités des modes de vie.
Voici un tableau comparatif des dépenses entre les cadres et les ouvriers :
Poste de dépense | Cadres (en %) | Ouvriers (en %) |
---|---|---|
Alimentation et boissons non-alcoolisées | 13,5 | 16,4 |
Logement | 13,4 | 18,4 |
Communications | 2,1 | 3,4 |
Santé | 1,7 | 1,7 |
Transport | 17 | 17 |
Habillement et chaussures | 5 | 5 |
Inégalités et accès à une alimentation de qualité
Les inégalités socioéconomiques affectent tous les domaines de la consommation, y compris l’alimentation.
Les disparités de consommation alimentaire ont des conséquences sur la qualité de la nourriture et sur sa capacité à couvrir sans excès les besoins nutritionnels des individus. Les inégalités d’accès à une alimentation de qualité contribuent aux inégalités sociales de santé.
On parle d’abord d’insécurité alimentaire lorsque « la disponibilité d’aliments sûrs et adéquats sur le plan nutritionnel ou la possibilité d’acquérir des aliments appropriés par des moyens socialement acceptables est limitée ou incertaine ».
L’étude dite « INCA3 » de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a estimé à huit millions de personnes en 2014- 2015 la population en situation d’insécurité alimentaire en France, c’est-à-dire déclarant des difficultés vis-à-vis de leur alimentation pour des raisons financières.
Plus largement, la qualité nutritionnelle des achats alimentaires (estimée par l’aptitude de l’alimentation à atteindre les recommandations en protéines, fibres, vitamines et minéraux) s’est améliorée pour l’ensemble de la population en France au cours des dernières décennies (1971-2010). Mais cette tendance cache des disparités socioéconomiques : la qualité nutritionnelle de l’alimentation des plus pauvres reste toujours inférieure à celle des plus riches sur l’ensemble de la période.
Ainsi, les personnes ayant un faible niveau d’études consomment, par rapport aux personnes ayant un niveau d’éducation élevé, moins d’aliments favorables à la santé comme les produits céréaliers complets ou semi-complets, les fruits et les fruits à coque, mais plus de produits céréaliers raffinés, de viandes (hors volailles), de pommes de terre et de boissons sucrées.
Ces inégalités, associées à des différences dans les modes de vie, notamment l’activité physique et la sédentarité, entraînent des risques pour la santé.
Les limites de l'aide alimentaire et les perspectives d'une sécurité sociale de l'alimentation
Les dispositifs d’aide alimentaire, publics ou privés, ont leurs limites. Ils ne concernent pas toutes les personnes en insécurité alimentaire : il y a bien plus de personnes qui éprouvent des difficultés financières vis-à-vis de leur alimentation que de personnes qui perçoivent une aide alimentaire.
Ce « non-recours » est une limite majeure du dispositif d’aide qui souffre de faiblesses structurelles inhérentes à ses fondements historiques et politiques.
L’aide alimentaire a été créée dans une logique de filière d’un système agroalimentaire productiviste recyclant ses excédents. L’État a mobilisé les stocks de la politique agricole commune européenne (PAC), puis les invendus des secteurs de la production et de la distribution (loi EGALim contre le gaspillage de 2010).
La distribution des produits et sa logistique sont déléguées au secteur des associations caritatives reposant en grande partie sur le bénévolat. L’accès à l’alimentation est ainsi conditionnel, dépendant des règles d’accueil et de la disponibilité de chaque association, avec pour conséquence une couverture très inégale du territoire.
La population ayant recours à l’aide alimentaire est assignée dans un rôle de bénéficiaire, pas toujours compatible avec l’inclusion sociale et la dignité des personnes.
Un dispositif favorable à une sécurité alimentaire durable « garantit l’accès (économique, physique et social) égalitaire à une alimentation durable, « l’empowerment » (individuel, collectif, politique) et l’inclusion sociale de manière coordonnée et pérenne ».
À l’heure actuelle, aucun dispositif existant n’est en capacité de répondre à ces différents critères. Un seul pourrait répondre à cette définition, mais n’existe aujourd’hui qu’à l’état de projet : il s’agit de la proposition, par différents collectifs , de la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA), un système universel qui passe par l’inscription d’un droit à l’alimentation durable.
La Sécurité sociale de l’alimentation reposerait sur trois piliers : l’universalité de l’accès, le conventionnement (avec des producteurs et des distributeurs) organisé de façon démocratique, et le financement par la cotisation sociale.
En matière d’action curative, il faudrait progressivement restreindre l’aide alimentaire aux situations d’urgence. La réponse à l’urgence devrait garantir une intervention immédiate et inconditionnelle.
Le volet préventif consisterait en une « allocation universelle alimentation durable », disponible sur une carte (similaire à notre carte Vitale actuelle pour la santé). Elle pourrait être ciblée en partie sur des produits frais ou issus de systèmes alimentaires plus durables.
La population actuellement destinataire de l’aide alimentaire devrait petit à petit ne plus dépendre d’aides d’urgence pour bénéficier du volet préventif. Ce volet intégrerait des actions d’accompagnement destinées à accroître l’empowerment des personnes et des groupes, en favorisant le lien social, en donnant accès à l’information et à des ateliers thématiques, et en permettant aux personnes d’échanger, cuisiner, jardiner, etc.
Par ailleurs, l’État devrait apporter un soutien accru aux collectivités locales pour qu’elles pratiquent toutes un tarif social des cantines scolaires.
L’évolution d’un système d’aide à une population précarisée vers la transformation du système agroalimentaire pour assurer une sécurité alimentaire durable pour tous paraît à la portée d’un pays d’abondance alimentaire comme la France.
Cette dernière doit se donner les moyens de financer une politique réduisant les inégalités face à l’alimentation pour que chacun ait accès à la même qualité.
Bien entendu, une telle politique ne se suffit pas à elle-même. L’éducation, l’emploi ou le logement jouent aussi sur l’accès à l’alimentation.
Le regard de Nora Bouazzouni sur les enjeux alimentaires et les classes populaires
Dans « Mangez les riches », Nora Bouazzouni explique pourquoi les critiques régulièrement adressées aux classes populaires concernant leur alimentation ne tiennent pas debout.
Pour la journaliste Nora Bouazzouni, la lutte des classes passe aussi par l’assiette. Dans son dernier livre Mangez les riches, publié aux éditions Nouriturfu, elle explique comment dans une société où règne l'illusion de l'abondance, la surproduction profite à une minorité exerçant privilèges et domination.
Les inégalités de santé et l'alimentation
Les classes populaires subissent un système alimentaire qui joue en leur défaveur et les écarts dans la durée de vie sont liés aux maladies chroniques (cancers, diabète, troubles cardio-neuro-vasculaires...) qui touchent plus fortement les classes populaires.
En France, les personnes les plus précaires ont deux fois plus de diabète et de maladies du foie ; l’obésité est deux fois plus répandue chez les ouvriers par rapport aux cadres.
En plus du tabagisme et du manque d'exercice physique, l'un des facteurs aggravant de ces maladies est l’alimentation.
Comme l'indique la dernière étude de 2017 de l'Anses sur les consommations individuelles, la consommation de nourriture varie grandement en fonction des revenus et des milieux sociaux. Le constat alimente l'éternel discours visant à infantiliser « les pauvres », rendus coupables de leur mauvaise santé, imputée à une incompétence présumée : celle de savoir bien manger.
Effectivement, les affolants écarts d'espérance de vie sont sans surprise peu discutés. En parler avec de vrais chiffres, non pas comme un éditorialiste mais d'un point de vue sociologique, reviendrait à confesser un échec sociétal systémique.
La présomption d'incompétence des pauvres
La présomption d'incompétence des pauvres est omniprésente : ils sont accusés de ne pas savoir gérer leur budget et d'être dépourvus de connaissances diététiques. Émerge alors la notion de « bon pauvre » : celui qui ne fume pas, fait du jogging autour de sa barre d'immeuble, ne s'achète pas d'écran plat avec son allocation de rentrée scolaire, et mange des carottes et du thon en conserve.
L'idée implicitement colportée, c'est que nous ferions mieux qu'eux : regarder le prix au kilo, acheter en gros etc. Cela est particulièrement visible depuis l'inflation, qui conduit la classe politique à venir « richesplainer » (ndlr : donner une explication avec condescendance à une personne pauvre) en plateau comment aider les gens à acheter, à manger.
Rares sont ceux à défendre la revalorisation des salaires et des prestations sociales ; la plupart des politiques plébiscitent les chèques alimentaires (à l'instar des fameux food stamps américains) permettant de se procurer uniquement de la nourriture.
La place du plaisir et de la gourmandise
En arrière-plan, flotte l'idée que les pauvres n'ont pas droit au plaisir. Pour moi, la gourmandise est vraiment l'apanage des riches, c'est en effet un privilège de classe. On tolère que les critiques culinaires testent les 25 meilleures galettes des rois de Paris, alors que les pauvres qui donnent des Kinder Bueno ou des Twix à leurs enfants sont stigmatisés.
On estime que les gens aisés, la classe moyenne, les bourgeois, les ultra-riches observent par ailleurs un régime sain, ce qui leur octroie le droit de s'accorder quelques écarts en se tapant de temps à autre un Big Mac. À l'inverse, les pauvres sont illégitimes à profiter de plaisirs dits « coupables ».
Pourtant, le sociologue Jean-Pierre Corbeau montre qu'ils constituent une forme de revanche sociale : se faire plaisir en achetant un Ferrero à la supérette du coin permet de ne pas être marginalisé, de consommer comme les autres (en privilégiant par exemple des marques connues plutôt que des marques de distributeur), et de pouvoir dire oui à ses enfants même si l'argent manque.
C'est une manière d'adhérer à une société excluante : lorsqu'on ne peut pas se payer des vacances, aller voir un film, dîner à l'extérieur, sortir au musée, il reste la nourriture, le petit luxe que l'on peut s'offrir.
La violence alimentaire
Dans La France qui a faim, ouvrage publié début 2023, la chercheuse en anthropologie sociale Bénédicte Bonzi a conceptualisé la notion de violence alimentaire qui repose sur plusieurs éléments. Tout d'abord, l'humiliation de devoir faire la queue devant une banque alimentaire, où manquent produits frais, rayons fromagerie, poissonnerie et pâtisserie, plutôt qu'un supermarché. Ensuite, l'absence de choix : les classes populaires ne choisissent pas ce qu'elles mangent, elles se contentent des invendus et des produits sélectionnés par d'autres. Quelle entrave à l'agentivité !
Le capital culinaire
Posséder un capital culinaire, c'est avoir le temps de dénicher des recettes en ligne, posséder des livres de cuisine, regarder un tuto sur YouTube pour apprendre à préparer le maffé, pouvoir citer quatre variétés de riz, maîtriser la cuisson des lentilles corail, et savoir à quoi ressemble du sumac ou une 'nduja. C'est une forme de capital culturel qu'il est possible de convertir en capital social et économique.
Ce sont des connaissances légitimes qui marquent l'adhésion à des normes sociales valorisantes. Ces connaissances sont diffusées par les classes dominantes, par des arbitres culinaires : les critiques, les chefs, les guides, des émissions de télévision, des livres de recettes...
L'omnivorité culturelle
Être riche et aimer se taper un Burger King entre deux bistrots à la mode s'apparente à de l'ouverture d’esprit. Ce énième signe de distinction a été conceptualisé en 1992 par le sociologue américain Richard Peterson.
Il parle d'omnivorité culturelle (ou éclectisme culturel) pour évoquer le fait que les classes supérieures n'ont pas que des goûts « de riche » : c'est une étudiante d’HEC qui écoute Jul et Rachmaninov, un patron du CAC40 qui cite Guy Debord mais confesse aimer regarder Koh Lanta, un prix Goncourt qui se déclare fan de Fast and Furious. Et c'est absolument bien vu !
Cette omnivorité culturelle, qui ne s’applique pas qu'à la nourriture (on pense au bleu de travail, aux claquettes Lidl...) a supplanté le snobisme. C'est l'ultime cosplay de prolo.
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