Vivre et penser comme des porcs : si la vie de l'homme occidental moderne devait se résumer en deux verbes, ainsi nous décrirait Gilles Châtelet. Une année avant son suicide, il publiait un essai intitulé Vivre et penser comme des porcs dont nous ne sommes jamais revenus.
En partie victime, parce qu'il subit à son insu les conséquences désastreuses d'un système libéral, en partie coupable, parce qu'il ne remet jamais en cause cette manipulation dont il devrait pourtant avoir pris conscience s'il faisait preuve d'un brin de lucidité et s'il prenait le temps de la réflexion, l'homme des « démocraties-marché » s'animalise de plus en plus et fait la bête pour justifier son adhésion avide à un système qui lui promet l'euphorie de la consommation, l'ivresse de la vitesse et le réconfort du consensus.
En douze chapitres, Gilles Châtelet s'attache à décrire l'efficacité de l'union entre le politique, l'économique et le cybernétique pour imposer l'ordre libéral d'une société qui se revendique paradoxalement comme la garantie d'une démocratie absolue on comprend peu à peu que ce terme de « démocratie » s'est galvaudé et que derrière lui se cachent les représentants les plus tyranniques du « consensus mou », façonneurs d'idées toutes prêtes, intransigeants lorsqu'il s'agit de faire entendre des idées qui pourraient aller à contre-courant de l'opinion générale celle qui devrait nous pousser à nous réjouir des progrès d'une modernité statistiquement chiffrée et normée, laquelle légitime les démocraties-marchés et dont la contestation frise désormais le sacrilège : « Vous méprisez le peuple, vous fuyez la réalité », etc.
La manipulation du langage
Gilles Châtelet s'en prend à la manipulation dont le langage est la victime. Lui va à l'encontre du nivellement modéré qu'il dénonce et s'emploie à user d'un vocabulaire baroque, étonnant dans le contexte d'un essai à visée économique. Il n'hésite pas à multiplier les figures de style et joue à son tour le jeu de la catégorisation sociale : les individus de la société libérale veulent se fondre dans le moule, devenir semblables les uns aux autres ?
Qu'à cela ne tienne, Gilles Châtelet ne va pas s'embarrasser à révéler leurs particularités et il regroupe chaque catégorie selon les mêmes critères qui les définissent comme groupes cibles des démocraties-marchés.
Déformations du langage, emploi de mots normés pour cacher une réalité beaucoup plus destructrice et violente que ce qu'elle voudrait bien laisser à penser, l'hypocrisie moderne permet au « consensus mou » de se déployer dans toute son ampleur.
Qui pourrait lutter contre ? « le techno-populisme distingue soigneusement deux « radicalités » : celle qu'il déteste soupçonnée d'être ennemie de la démocratie, parce qu'elle prétend faire l'effort de se soustraire à la goujaterie et à l'impatience contemporaines et espère faire déparer les scénarios socioéconomiques de la Banque mondiale-, et celle dont il apprécie les odeurs fortes de majorité morale, celles du Père Fouettard et des piloris médiatiques.
C'est pourquoi il adore transfigurer ses Agrippines, ses Thénardiers et ses Tartarins en Gavroches de plateaux télévisés qui pourfendent les « privilèges » et se goinfrent de Justes Causes. Et l'opinion contamine les actes en incitant les « citoyens-panélistes » plus qu'ils n'en ont conscience- à adopter les comportements qui permettent le déchaînement des forces de la « Triple Alliance politique, économique et cybernétique ».
Reste à voir que même le format du « couple-moderne » répond aux critères de rentabilité et de productivité des démocraties-marché. « En montrant par exemple que trois couples standards outputent plus d'unités socio-domestiques que deux mâles et quatre femelles, Maître Becker a imposé le choix de ce couple standard comme étalon incontestable de la future classe moyenne mondiale.
La résistance comme philosophie
Que nous propose Gilles Châtelet face au constat affligeant qu'il dresse de cette société de la démocratie-marché ? Oui, mais à la mode des siècles derniers. Il s'agit de la résistance, « là où Hegel, Marx et Nietzsche n'ont pas vaincu ».
Et pour Gilles Châtelet, la résistance s'exprime d'abord à travers les mots et l'intercroisement des disciplines majeures qui constituent ses spécialités : mathématiques, philosophie et polémie. Hors de question de céder au consensus mou, et là où les mots des plus médiatisés des intellectuels glissent comme du petit lait dans l'oesophage des citoyens-panélistes, il faudra s'accrocher pour saisir les tours et détours empruntés par la prose de Gilles Châtelet.
Mais ce trait de l'écriture de Gilles Châtelet peut également poser problème si on décide de lui appliquer son analyse de la manière dont les démocraties-marchés s'y prennent pour obtenir l'adhésion des citoyens. Ainsi grossit-il les admonestations du marché : « Jeunes nomades, nous vous aimons ! Soyez encore plus modernes, plus mobiles, plus fluides, si vous ne voulez pas finir comme vos ancêtres dans les champs de boue de Verdun » !
Ne flatte-t-il pas à son tour les tendances les plus scatologiques des lecteurs pour susciter l'adhésion immédiate à une idée qui séduit par son apparence ?
L'héritage et l'influence
Qu’on veuille bien nous croire : ce livre est le seul, dans ces années-là, qui mérite d’être qualifié de « capital ». Non seulement sa lucidité est humiliante pour les boutiquiers habituels de la philosophie, mais il se révèle surtout d’une prophétie plus utile, plus vraie, plus tranchante que les Particules de Michel Houellebecq (parues à la même époque).
À lui seul, l’essai forme un « front du refus face au processus de domestication généralisée » ; où l’on comprend par exemple comment l’optimisme libertaire des années 1970-1980 a muté en imposture pseudo-libérale pratiquée par une élite secrètement amoureuse du consensus - tant et si bien qu’elle « dévore du Différent pour chier du Même ».
Ce qu’il observe, c’est une putréfaction inéluctable des libertés, qui font face, déjà, à des nouvelles technologies « propageant l’envie et le conformisme à la vitesse de la lumière » ; ce qu’il vise encore, ce sont ces psychologies de « consommateurs-panélistes » rongés par l’individualisme et ses dérivés (narcissisme et cupidité), tous grisés par « ces formidables cabinets d’aisance mentale que sont désormais les Démocraties-Marchés » et dont ils ressortent pareils à du bétail cognitif.
De 1989 à 1995, on le vit directeur de programme au Collège international de philosophie, où il lança le séminaire « Rencontres Sciences-Philosophie ». Tout Châtelet est là, finalement, dans cette capacité (tant convoitée par Houellebecq, on y revient) de pouvoir lier la puissante raison des mathématiques à l’intuition brusque.
Châtelet s’est suicidé, donc. Comme Deleuze, rencontré vingt ans plus tôt, qui avait été déterminant dans sa pente philosophique. Il s’est tué dans ce même appartement où son compagnon, Bela-Andreas Hentsch, un jeune pianiste virtuose, s’était défénestré sous ses yeux quelques mois plus tôt.
L'entretien avec Pascal Nouvel
Le formidable entretien réédité ci-dessous avait paru en 1999 dans la revue L’Aventure humaine. Pascal Nouvel : Gilles Châtelet, votre livre s’intitule Vivre et penser comme des porcs.
Gilles Châtelet : Protozoaires sociaux, voilà comment j’aurais dû les appeler. Mais le cochon fonctionne comme un fantasme étonnant. Mon rêve secret était d’écrire une mythologie pour les années quatre-vingt.
TAG: #Porc