La question animale s'impose de plus en plus dans l'espace public, au point qu'elle ne peut plus être ignorée.
Un parti dit « animaliste » a d'ailleurs été créé fin 2016 en France, après que d'autres partis semblables l'aient été à l'étranger.
Régulièrement, des vidéos de l'association L214 font la une des médias, et certaines lois ont été récemment adoptées pour reconnaître des droits à certains animaux ou pour limiter leur souffrance.
Tout dernièrement, c'est par exemple l'objet de la loi d'avril 2017 sur la reproduction des cétacés dans les parcs aquatiques.
Dans le procès contre l’alimentation carnée, la parole est à l’accusation.
Dichotomie élevage versus productions animales
Cela fait une quinzaine d’années que Jocelyne Porcher, ancienne éleveuse devenue sociologue, s’attèle à faire tenir ensemble deux idées intuitivement contradictoires : que nous pouvons à la fois aimer les animaux et les tuer pour les manger.
Sa démarche repose tout d’abord sur la mise en avant d’une dichotomie : il y aurait d’un côté les « productions animales », régies uniquement par l’exigence de rentabilité, que Porcher condamne, et de l’autre « l’élevage », qu’elle valorise.
Est associée à cette vision une théorie du don et contre-don : nous offririons aux animaux « une vie bonne », du moins dans le cadre de « l’élevage », et ils nous offriraient leur vie en retour.
À moins de se refuser à toute empathie envers les animaux, ou de s’inscrire dans une logique strictement économique, au mépris de toute autre considération, il apparaît difficile de ne pas condamner l’élevage industriel et tout ce qu’il implique pour les animaux : mutilations, confinement, etc.
Selon un sondage mené par l’association CIWF, 87% des personnes interrogées se disent opposées à ce type d’élevage.
Dans le même temps, l’attachement à l’alimentation carnée demeure très prégnant dans la population française.
Critique de la dichotomie
Cependant, la vision dichotomique qu'il porte résiste très peu à l'examen.
Il existe en effet un continuum entre les productions animales les plus industrielles et l’élevage paysan le moins violent pour les animaux, entre lesquels on ne peut pas établir une frontière étanche.
Ainsi par exemple, en France, les veaux issus des vaches laitières bio se retrouvent souvent dans des élevages conventionnels, où ils sont engraissés jusqu’à leur mort à un très jeune âge.
De même, les poules pondeuses bio proviennent la plupart du temps des mêmes couvoirs industriels que les poules élevées en batteries de cages.
Tous ces animaux sont abattus à la chaîne, et souvent saignés conscients, après avoir été « étourdis » au moyen d’un pistolet qui leur perfore le crâne, d’une pince qui les électrocute, ou d’un gaz qui les asphyxie.
Dans un article qui dissèque finement les arguments de la sociologue, le philosophe Enrique Utria rappelle que « la vie « bonne » promue par Porcher correspond [pour les animaux] à une vie châtrée ou mutilée, séparée socialement, confinée territorialement, et que la durée de cette vie est susceptible de correspondre à un vingtième de leur espérance de vie ».
Comment considérer une telle vie comme un cadeau, et comment la voir comme par essence supérieure à la vie des animaux sauvages, ce que Porcher fait valoir dans ses écrits ?
Arguments philosophiques et intellectuels
Tandis que la plupart des spécialistes anglo-saxons d’éthique animale, à l’image de Peter Singer ou Tom Regan, considèrent qu’il n’est pas juste d’exploiter les animaux pour les manger, bon nombre d’intellectuels français construisent des théories alambiquées pour justifier la légitimité morale à manger de la viande, ce qui s’avère parfois acrobatique lorsqu’on ne dénie pas la conscience affective aux animaux.
En historien des sciences habitué au traitement attentif des sources, l’auteur a examiné les propos tenus sur ce sujet par de nombreux intellectuels médiatiques, de Raphaël Enthoven à Michel Onfray en passant par Elisabeth de Fontenay, Luc Ferry, Boris Cyrulnik et une quinzaine d’autres.
Son hypothèse est que si la plupart d’entre eux reconnaissent la nécessité d’en finir avec les atrocités révélées dans les abattoirs et soutiennent même parfois le choix politique consistant à opter pour un régime végétarien voire végétalien (sans œufs ni laitages), ces personnalités mettent en place, de façon plus ou moins consciente, des procédés intellectuels qui, en dernière analyse, reviennent à refuser tout changement.
Elisabeth de Fontenay et la tradition culinaire
Elisabeth de Fontenay est considérée par les journalistes comme une référence dès lors qu’on s’intéresse au droit des animaux depuis la parution de son livre, Le Silence des bêtes, en 1998.
Pourtant elle s’interdit de penser cette analogie au-delà du cadre de la littérature, alors qu’Isaac Bashevis Singer ou Primo Levi ont franchi ce pas, condamnant l’élevage d’animaux de rente et leur abattage.
Dans un texte de 2013, la philosophe s’attaque au « radicalisme animaliste » en reprochant à ses partisans de ne pas respecter la « tradition culinaire ».
Comment une philosophe peut-elle argumenter sur le simple respect des traditions ?
Lepeltier évoque l’excision, la torture (il aurait pu citer la corrida) et précise : « N’en déplaise à la grande philosophe de la cause animale, les végétaliens font de la consommation de produits d’origine animale une question éthique.
Leurs analyses les ayant conduits à conclure que manger des animaux n’était pas moral, ils n’ont aucune raison de prendre en compte le fait que cette consommation relève d’une tradition culinaire.
Francis Wolff et l'argument du loup et de l'agneau
Autre philosophe, Francis Wolff, professeur émérite de l’Ecole normale supérieure, ne défend pas la tradition mais évoque un argument jugé éculé : le loup mange bien l’agneau et il n’est pas possible de trancher entre l’intérêt de chaque animal.
Lepeltier rétorque : « Mais cette question n’a aucune incidence sur la question du végétarisme : quelle que soit la réponse à cette problématique du loup et de l’agneau, il est évident qu’on fera moins souffrir d’êtres sensibles en passant à une alimentation végétalienne.
Nous ne sommes pas des loups.
Dominique Lestel et l'apologie du carnivore
Le cas de Dominique Lestel, autre philosophe de l’Ecole normale, est intéressant en ce qu’il est emblématique de ce que les partisans de l’option végane tiennent pour une incohérence.
S’il a bien contribué à faire connaître la richesse de la vie mentale des animaux non-humains, évoquant par ailleurs des « cultures » propres aux animaux et estimant que « l’élevage industriel est une ignominie », il a écrit dans son Apologie du carnivore qu’il fallait « faire de chaque repas carné une cérémonie ».
Lestel poursuit en estimant que le « végétarien éthique est un intégriste moral prêt à tout (…) qui veut abolir l’homme et l’animalité.
» Les végétariens qui prônent l’égale dignité des vies animales et humaines seraient en fait, selon Lestel, les vrais spécistes qui placent l’homme au-dessus des autres espèces, puisque ce n’est qu’à l’homme qu’ils imposent des exigences concernant son régime, allant contre sa « nature ».
Lepeltier répond là encore de façon intransigeante : « En quoi refuser d’égorger un agneau quand on dispose d’autres sources d’alimentation serait une façon de réhabiliter la thèse de l’exception humaine ?
D’ailleurs, si on suivait la logique de Lestel, on serait antispéciste à chaque fois qu’on refuserait de se promener tout nu dans la rue ou de se renifler le derrière à chaque fois que l’on rencontre un membre de notre espèce.
» L’accusation d’imposture vise en particulier Lestel, dont le propos emprunte parfois des détours dont les subtilités peuvent échapper, à tort ou à raison.
Ainsi lorsqu’il affirme : « L’une des convictions majeures (des végétariens) est qu’il convient de ne pas faire souffrir les animaux.
Or la souffrance peut résulter de la suppression d’une source de plaisir.
Le carnivore étant un animal qui prend beaucoup de plaisir à manger de la viande, l’empêcher de le faire revient à lui infliger une certaine souffrance.
» Lepeltier révoque sans peine cet argument pour le moins désespéré en le poussant dans ses plus choquantes extrémités : « Imaginons (…) une situation où l’on s’interrogerait sur l’opportunité d’interdire le viol étant donné que celles et ceux qui en sont victimes souffrent.Il est étonnant de constater combien de philosophes et d’intellectuels de renom, légitimés dans leur domaine, s’emmêlent dans des raisonnements éthiques hasardeux.
Viande in vitro et futur de l'alimentation
À cette vision romantisée de l’élevage, Jocelyne Porcher oppose un projet prétendument soutenu par les associations animalistes, celui « d’effacement des animaux de la production alimentaire grâce aux biotechnologies ».
Selon elle, ces associations travailleraient à « mettre l’accent sur la violence industrielle en arguant qu’elle est inhérente à l’élevage lui-même et [à] promouvoir une seule voie alternative, se passer complètement des animaux via le véganisme et plus concrètement d’ici quelques années via la viande in vitro et les produits de l’agriculture cellulaire.
» Ce qui suggère que les associations animalistes œuvreraient activement à la promotion de l’agriculture cellulaire.
C’est une idée qui est souvent colportée par les défenseurs de l’élevage.
Il est avéré que le développement de la viande cellulaire est soutenu activement par la plupart des organisations animalistes états-uniennes, au motif que la croissance actuelle de la demande de viande, à l’échelle mondiale, est insoutenable sur le plan écologique, et qu’il serait plus difficile de changer les consciences que de développer des technologies permettant de produire de la viande sans passer par les animaux.
Ces technologies remplaceraient l’élevage intensif, ultradominant dans les pays qui consomment le plus de viande, qui considère les animaux comme des machines à produire de la chair, sans aucun égard pour leurs intérêts et leurs besoins.
Cependant, il n’est pas du tout exact que les associations animalistes et véganes européennes soutiendraient le développement de cette technologie, lorsqu’elles font la promotion d’une alimentation végétale, aussi bio et locale que possible, et peu transformée.
À l’AVF, nous n’avons pas encore statué sur le sujet de la viande cellulaire, qui nous apparaît comme particulièrement complexe.
Idéalement, nous aspirons à un monde qui consomme des légumes, céréales, légumineuses, fruits et oléagineux issus d’une agriculture bio, paysanne et équitable.
Enjeux et réflexions
Afin de choisir les stratégies les plus pertinentes, il s’agit d’évaluer la propension de nos condisciples à changer d’alimentation, l’acceptation sociale potentielle des produits de culture cellulaire, mais aussi l’impact écologique réel de ces produits, qui apparaît en réalité plus lourd que ce qu’annoncent leurs promoteurs.
Le tout, évidemment, en prenant au sérieux les effets potentiels sur la société du développement de ces produits, et notamment la possibilité de perdre des emplois agricoles, au profit d’emplois industriels.
En résumé, il ne s’agit pas d’adopter naïvement ou de rejeter viscéralement cette approche (en qualifiant la viande cellulaire de « prototype du mort-vivant » comme le fait Jocelyne Porcher), mais plutôt de réfléchir posément au développement de ces produits, en gardant une vigilance sur son impact potentiel.
Il me semble que les tensions, réelles ou ressenties, entre le projet d’un monde végane et la réappropriation citoyenne de la production alimentaire, peuvent donner lieu à une riche réflexion sur le modèle agricole de demain.
Le véganisme et la disparition des animaux domestiques
Pour condamner le véganisme, et, au-delà, le projet d’un monde végane, Jocelyne Porcher y associe implicitement deux caractéristiques : un modèle alimentaire fondé sur les biotechnologies d’une part (voir plus haut) et la disparition des animaux domestiques d’autre part.
Condamnant ces deux aspects, elle considère condamner ainsi le véganisme.
Or l’essor actuel du véganisme dans de nombreux pays industrialisés ne s’accompagne pas de la consommation de produits issus de la culture cellulaire, qui ne sont pour l’instant commercialisés nulle part.
Pour le reste, il est évident que, si nous devenions tous véganes, une grande partie des animaux pourraient disparaître de nos paysages.
Pour Porcher, une société qui n’exploiterait plus les animaux serait « inhumaine », et la sortie de cette exploitation « extrêmement violente ».
Mais le véganisme n’est pas le refus de la mort, c’est le refus de l’assujettissement total d’êtres sensibles par les humains, qui implique leur création (par insémination artificielle, dans la quasi totalité de l’élevage), leur maintien dans des conditions propices à l’exploitation de leurs produits (chair, lait, cuir…), impliquant le plus souvent l’enfermement, puis leur exécution, dans la peur et la douleur.
Ce n’est pas que nous n’assumons pas la mort des animaux, ou notre propre mort, c’est tout simplement que nous condamnons l’idée que cet assujettissement serait légitime, et que nous le voyons comme une version particulièrement abjecte du droit du plus fort.
Conclusion (omitted)
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