Cet ouvrage raconte et précise les péripéties d'une mission scientifique inscrite au livre d'or de l'exploration française et dont le chef est mort sur l'Ouellé, sa tâche accomplie, avant d'être honoré de la haute et légitime récompense que le Gouvernement se fut fait un devoir de lui décerner à sa rentrée en France.
Tel qu'il apparaît au frontispice de ce livre, le Vicomte Robert du Bourg de Boças séduisait dès l'abord.
D'une taille au-dessus de la moyenne y élancée, bien prise, les traits fins, l'œil profond et lumineux, la parole à la fois très douce et très ferme, le geste sobre mais élégant, on ne s'étonnait point qu'il appartînt à une aristocratie authentique.
La monotonie d'une brillante et vaine existence pesait sur son esprit lassé du déjà vu et des banalités somptueuses.
Il fallait à son activité un aliment nouveau ; à son ambition, des occasions de se signaler; à sa raison, un prétexte pour s'éloigner d'un milieu où tant de liens pourtant le retenaient.
Dans son entourage, on élargissait parfois l'horizon assez limité des causeries mondaines jusqu'à se préoccuper des destinées d'un Prince d'Orléans, d'un Duc d'Usés, d'un Marquis de Morès ou de personnalités bourgeoises, telles qu'un Versepuy, un Crampel, un Foa et tant d'autres.
Un frisson de patriotisme circulait alors, vivifiant et très sincère.
On suivait sur une carte les raids tentés ou accomplis par ces hommes si différents d'origine et d'opinions, mais dont les noms figurent à un titre égal au martyrologe des voyageurs français et méritent un égal hommage.
Et si, par hasard, l'on n'apercevait pas toute l'ampleur des résultats acquis par ces entreprises mémorables, on se plaisait surtout à dénombrer les gibiers difficiles ou inédits que les explorateurs avaient eus à la portée de leurs fusils.
Ce dernier attrait détermina plus particulièrement le Vicomte Robert du Bourg de Bo{as à marcher sur les traces de ses devanciers; telle fut, du moins l'impression que je reçus, lors de la première visite qu'il me fit, un jour de septembre de l'année igoo.
Le plan de mission qu'il m'exposa présentait un intérêt de premier ordre.
Il s'agissait d'explorer une région de l'Afrique qu'aucun voyageur français, à l'exception de Mgr Le Roy, Supérieur de l'Ordre des Pères du Saint-Esprit, n'avait encore abordée.
Partant de la côte du Zanguebar, Robert du Bourg se proposait de faire l'ascension du Kilimandjaro, la plus haute montagne de cette région, et de visiter le pays des Massaï au triple point de vue géographique, çoologique et botanique.
Il se proposait notamment de reconnaître le bord oriental du lac Natron et de déterminer le cours des rivières, encore inconnues pour la plupart, qui se déversent dans la partie orientale et dans la partie septentrionale du lac Victoria.
Ce vaste programme réalisé, il reviendrait en Europe en contournant le lac Rodolphe et en traversant l'Abyssinie, à moins que, par surcroît, il ne poussât une pointe vers Madagascar.
Tout ce qu'on savait et même ce qu'on ne savait pas sur la faune de la région des grands lacs de l'Afrique Equatoriale et sur celle de la grande île, Robert du Bourg eut vite fait de me l'apprendre.
« Ce sont d'admirables chasses, des tableaux extraordinaires, que j'entrevois, me disait-il, et une incomparable collection de bêtes ignorées, que je réunirai pour le Muséum d'histoire naturelle.
Je m'occuperai de plus, personnellement, d'ethnographie, science qui ne m'est pas tout à fait étrangère.
Quant aux autres sciences, elles seront représentées par des spécialistes dont je me suis assuré la collaboration.
Tout ce qui sera recueilli au cours de mon voyage deviendra la propriété du Ministère de l'Instruction publique.
Je ne demande rien en échange, si ce n'est un appui moral sous la forme d'une « Mission officielle » ; et je suppose qu'on n'a aucune raison de me le refuser ».
Cette requête obtint de la Commission des Missions et du Ministre un accueil unanimement favorable.
Tout le monde était d'accord pour louer une initiative aussi rare et faciliter la réalisation d'un aussi noble désir.
A la vérité, on se demandait si le jeune mondain qui voulait ainsi se mesurer avec l'inconnu, ne placerait pas au-dessus de toute autre préoccupation scientifique le souci d'aller vite, loin et de multiplier des exploits cynégétiques en des contrées où il aurait, le premier, fait parler la poudre.
Et l'on n'était pas sans inquiétudes sur ses aptitudes à la direction d'une escouade de savants Européens et au commandement du régiment hétérogène que constituent les porteurs, les guides, les domestiques indispensables à une pareille expédition.
Robert du Bourg se disposait donc à s'embarquer pour Zanzibar lorsqu'on apprit que les territoires de l'Afrique Orientale, placés sous le protectorat anglais, étaient profondément troublés, non seulement dans le pays de Kismaju, où un résident britannique venait d'être assassiné, mais aussi dans les parages qui séparent Monba{ du lac Victoria.
Sir Clément Hill, lui-même, chargé par le Foreign Office d'une mission d'inspection dans l'Ouganda, n'avait pu parvenir aux grands lacs et en revenir que sous l'égide d'une importante troupe militaire.
Il n'était plus possible, dès lors, d'exécuter le plan si complaisamment étudié sans se heurter à de redoutables obstacles diplomatiques.
C'est en ces circonstances délicate's que se dessina, avec netteté, le caractère viril du Chef de la Mission, et que l'on eût de sérieuses raisons de bien augurer désormais de la solidité de ses résolutions.
A peine, en effet, lui avait-on signalé la nature des difficultés soulevées par son projet, qu'il prenait le parti de le modifier et de se diriger vers les hautes plaines du Nil et le lac Rodolphe en passant par l'Abyssinie.
Télégraphiquement, il donnait des ordres afin que les instruments, les armes, les munitions, les objets de campement, les provisions, les pacotilles, en un mot, l'énorme matériel de l'expédition, qui l'attendait à Zanzibar, lui fût adressé à Djibouti par les moyens les plus rapides.
Celafutfait à coups de billets de-banque; « mais plaie d'argent n'est pas mortelle », ainsi qu'il le disait en souriant.
Le voici donc à Djibouti, aussi vaillant que s'il eût été à Zanzibar.
A tout prendre, c'était un peu le même but qu'il pensait encore atteindre par une voie différente.
Les mêmes obstacles diplomatiques surgirent et peu s'en fallut que la dispendieuse et longue organisation de la. Mission ne devînt inutile.
Il n'enfut pas ainsi, grâce à la bonne volonté de Robert du Bourg qui se résolut à modifier son itinéraire une troisième fois et qui accepta avec la plus gracieuse déférence d'exécuter, autant que les événements s'y prêteraient, le programme que traça pour lui une commission spéciale composée de MM. Grandidier, Hamy, Perrier, membres de l Institut, et Maunoir, ancien secrétaire général de la Société de Géographie de Paris.
»C'était toujours l'Afrique Orientale qui était le but visé; mais la Commission avait circonscrit le plan d'études et insisté sur la méthode qu'il convenait d'employer pour rendre les recherches fécondes.
Le cadre et la méthode agréèrent au chef de l'expédition.
Déjà respectueux des sévères exigences de la science, éclairé par les déceptions successives qui avaient annihilé ses premiers efforts, il comprit à merveille que le stationnement en des points déterminés, qui permet d'étudier lentement et sûrement une région par voie de rayonnement, est le seul mode d'exploration désormais utile.
Il ne lui échappait pas que ce système remplace avantageusement les grands raids à travers le blanc de la carte qui servent à préparer la véritable découverte.
Cette découverte commence seulement lorsque le voyageur, après une étude minutieuse des espaces parcourus à la hâte, réussit à rapporter, au lieu de données vagues, des documents incontestables.
Dans cet esprit, il mit le cap sur Harar, ardemment désireux d'élucider quelques uns des problèmes fort obscurs qui se posent encore à propos de VAfrique Orientale.
Il ne faut pas oublier que si ce pays commence à être connu dans sa masse et dans ses aspects généraux, il y existe des espaces mystérieux où l'Européen n'a jamais mis le pied.
C'est à peine si quelques livres, il y a quinze ans, pouvaient être consultés sur cette immense région, et encore chacun d'eux ne nous renseignait-il que sur une partie fort restreinte.
Les relations de Borelli sur l'Ethiopie et de Révoil sur la côte des Somalis étaient, avec quelques ouvrages de missionnaires, tout ce qui valait la peine d'être cité.
Les-deux volumes du savant allemand Paulitschke sur l'Ethnographie de l'Afrique du Nord-Est, parus en 1894, attirèrent l'attention de la science sur la contrée.
Quelque temps après, les victoires du Négous MénéMk et l'extension de son pouvoir sur toute l'Ethiopie méridionale, sur Harar et sur une partie de la Somalie, mirent en éveil le inonde politique.
Toutes les curiosités se surexcitèrent à dater de cette époque, et l'on vit des explorateurs de tous les pays civilisés prendre comme objet de leurs études l'Afrique Orientale; des Italiens : Brichetti-Robecchi, Botlego, Vannutelli etCiterni: des Anglais : DonaUson Smith, Sivayne: des Allemands: Neumann, Erlanger, Wickenburg : des Russes : Léontieff, Boulatovich : des Roumains : Ghika: dés Français enfin : de Poncins, Marchand, Hugues Le Roux, Duchesne-Fournets, etc., etc.
Tous ont fait de bonne besogne, mais on ne saurait s'étonner qu'ils aient laissé beaucoup à faire.
Ces dix années d'exploration en tous sens ont simplement permis de délimiter les questions à traiter, sans qu'on ait pu parvenir à les élucider toutes.
On sait, grâce à cela, que cette Afrique' Orientale présente d'abord à l'Est, une plateforme qui s'étend à perte de vue et sans accident de relief : c'est la Somalie à l'Est, le Borana au Sud.
A cette première région en succède une autre, vers le Nord-Ouest, plus tourmentée, plus montagneuse, qui entoure Harar.
Plus avant encore, dans la même direction, c'est une grande dépression basse, chaude et marécageuse, couverte de petits lacs qui se dessèchent et traçant, du lac Rodolphe à Djibouti, une grande voie longitudinale, d'accès commode mais d'habitat malsain.
Enfin, au-delà, ce sont les contreforts des hautes montagnes de l'Ethiopie méridionale et de l'Abyssinie.
C'est ce qu'on sait en gros, mais que de détails importants de la topographie sont lettre close, que de massifs à repérer, que de vallées à tracer encore !
On soupçonne à peine que la géologie du pays est plus variée que celle de l'Afrique centrale, que le régime des pluies équatoriales et celui des pluies de mousson doivent s'y combattre, qu'au point de vue botanique et çoologique l'Afrique Orientale est très riche èn espèces : mais ce ne sont que des hypothèses.
On sait que plusieurs races habitent le pays, des Sémites : les Abyssins ; 4es Hamites : les Somalis, les Danakil et les Gallas; des Négroïdes : les Bantous.
Mais que dè points à éclaircir sur leur emplacement exact, la pureté ou le mélange des races, les mœurs et le genre de vie !
Enfin, si l'on ajoute qu'à ce moment même une compagnie française activait les travaux d'un chemin de fer qui devait relier notre possession de Djibouti, sur la côte de la Mer Rouge, à Harar et à A ddisAbaba, quel intérêt ne devait-il pas y avoir pour un français à estimer de visu les produits et les facilités d'exploitation qu'offrait ce pays nouveau qui, par nos œuvres, s'ouvrait à la civilisation ?
Pour répondre aux intentions que le Ministère de l'Instruction Publique lui avait exprimées, Robert du Bourg de Bo{as régla les étapes de son voyage de la manière suivante : de Djibouti il gagnerait Harar, et de là pousserait une pointe au centre du pays Somali, dans l'Ogaden, pour étudier les mœurs de ses habitants, reviendrait vers l'Ouest par le Ouabi-Chébéli et ses affluents et remonterait ensuite sur Addis-Ababa.
De la capitale de Ménélik, il descendrait vers le Sud, à travers l'Ethiopie méridionale, encore si mal connue, pour atteindre, par le cours du fleuve Omo, le mystérieux lac Rodolphe.
Puis, du lac Rodolphe, il piquerait à l'Ouest vers le Haut-Nil, à travers les pays du Tourkouana qu'aucun Européen n'avait jusque-là visités.
Une fois sur le Nil, que ferait-il?
Il ne savait; à si longue échéance, il lui fallait bien s'en remettre aux circonstances ; mais déjà la traversée de l'Afrique le tentait et il songeait à gagner du bassin du Nil celui du Congo et à revenir en France par l'Atlantique.
Ce projet périlleux qui marque l'énergie de Robert du Bourg fut réalisé dans sa plus grande partie.
On verra que lorsqu'il rendit le dernier soupir, la Mission avait déjà atteint le bassin du Congo; elle était au terme du voyage et n'avait plus qu'à descendre le fleuve.
TAG: