Définition et enjeux du mot "viande": Une exploration approfondie

Dans de nombreuses langues, parler de viande, c’est, très logiquement, évoquer la chair de certains animaux. En espagnol, on dit "carne", et cela n’a rien de péjoratif.

Étymologie et évolution du mot "viande"

Le mot viande est parmi les plus anciens de la langue : on le trouve au XIe siècle ; il vient par tradition orale d’un mot latin altéré, "vivanda", pour un dérivé du verbe "vivere", « vivre ». "Vivenda", pour les Romains, étaient les choses qui servent à conserver la vie ; les « viandes », au moyen âge, sont toutes les nourritures, les provisions.

Encore au XVIIe siècle, Madame de Sévigné considérait comme des « viandes » à la fois « un ragoût, une salade de concombres, des cerneaux » (noix).

Et de fait, attesté au milieu du XIe siècle, le mot viande s'emploie à l'instar du latin pour qualifier tout ce que l'on mange, la nourriture nous étant vitale.

Au XIVe siècle cependant, la viande se colore doucement mais chaudement avec des tons carnés dans les assiettes.

Crue ou cuite, la chair se déguste alors avec plus ou moins de sel dans les dictionnaires.

Le jour de viande est dit « gras », mais il peut aussi être maigre.

En mémoire du jour de la mort du Christ, le vendredi, les catholiques sont appelés à consommer « ce qui nourrit vraiment ».

C'est ainsi que la « viande de Carême » se composa de « poissons, salines, fruits secs, crus et confits et de légumes ».

Aujourd'hui, la viande n'est plus le produit gras d'antan.

On ne risque plus de prendre un fruit pour de la viande.

Ou presque… Ne parle-t-on pas, en effet, par analogie de forme, de la « poire du bœuf » et par assimilation avec la fraise de tissu plissé portée au cou par la noblesse au XVIe siècle de la « fraise de veau » ?

Selon les époques, les civilisations, les sociétés, le mot viande et ses équivalents en d’autres langues correspondent à toute utilisation alimentaire de certaines parties, surtout musculaires, des animaux.

Les tabous religieux (le porc pour les musulmans, par exemple), les interdits culturels (le chat, le chien pour les Européens, le lapin pour la plupart des Anglo-Saxons, la vache pour les hindouistes…) varient selon les cultures, et certaines, pour des raisons religieuses ou philosophiques, éliminent de leur régime toute viande.

Cependant, dans l’histoire alimentaire de l’humanité, la viande est essentielle, quelles que soient les variantes : omniprésence du porc et du canard en Chine, du boeuf et du mouton en Angleterre, qui a exporté dans le monde entier la consommation des viandes grillées, alors que, jusqu’au XIXe siècle, la chair animale était conservée salée, fumée, ou longuement cuite.

Les variations, les nuances de goût, les évolutions de la cuisine sont intenses, ce qui fait que le vocabulaire de la viande est immense.

Quelques notions-clés, cependant, sont (presque) universelles.

Celle qui correspond au commerce de détail de la viande en fait partie.

Interviennent alors le boucher et la bouchère, le masculin pour des raisons culturelles séculaires étant étroitement lié à la viande, à son choix, à sa préparation, à sa présentation.

Et si le mot viande surprend par son rapport à la vie, boucher est encore plus étrange, plus inattendu : c’est un dérivé très ancien de bouc.

Au moyen âge, on a parlé de viandier, mais le mot, qui venait du sens ancien de « nourriture », désignait une personne qui nourrissait bien ses hôtes, de même que le vivandier, puis la vivandière, chargés de nourrir les troupes, jusqu’à ce que la cantinière ne détrône la vivandière.

Rien à voir avec ce spécialiste qu’est le boucher.

De même que le boulanger ne fabrique pas des boules, sauf de pain, et n’est pas le panetier qu’il devrait être, le boucher n’a plus rien à voir avec le bouc, même s’il vend parfois de la viande caprine.

En fait, le « boucier » du XIIIe siècle était celui qui abattait les bêtes pour les vendre.

La référence au bouc était sans doute symbolique, et ce mot voulait dire « sacrificateur », donnant à l’élevage la valeur que cette notion a chez Homère, certaines bêtes étant réservées aux dieux.

Or, l’animal sacrificiel par excellence fut dans notre moyen âge le bouc, chargé de pouvoirs surnaturels.

Ces pouvoirs venaient d’un lointain passé.

On peut rappeler que la fête du sacrifice du bouc, dans la Grèce antique, a donné naissance au spectacle « tragique », terme dérivé du mot tragos, « le bouc ».

Le boucher d’aujourd’hui n’est sans doute plus le prêtre d’un sacrifice solennel.

Mais son domaine s’est élargi : il est passé du bouc au mouton, au boeuf, parfois encore à la chèvre et au chevreau, laissant le porc au « cuiseur de chair », que dissimule notre charcutier familier, mais s’emparant parfois d’autres espèces.

Si les mots boucher et boucherie, employés au figuré, gardent des traces de leur origine, l’abattage, lorsqu’ils s’appliquent au métier, qui est plus qu’un commerce, ils supposent un savoir-faire traditionnel très élaboré.

On dit que, si l’on peut devenir cuisinier, on naît rôtisseur, ce qui suppose un sens inné de cet art.

Définition de la viande

Qu’est-ce que la viande ? Les définitions qui en sont données ne convergent pas toujours.

La paléontologue Marylène Patou-Mathis nous dit que ce terme désigne « un muscle strié enveloppé d’un tissu conjonctif, de tendons, de nerfs et de vaisseaux sanguins » (2009, p. 13).

Mais ce n’est pas tout.

La viande n’est pas uniquement un matériau biologique.

Là où la précédente définition renverrait en fait plutôt à la « chair », la viande quant à elle est une « notion normative », une « catégorie alimentaire » nous dit l’anthropologue Noëlie Vialles (2007, p. 198).

Car la viande n’existe qu’en tant qu’elle est, en dernière instance, destinée à être mangée.

La définition est parfois encore plus restrictive, quand les chairs de poissons et de volailles en sont exclues.

Production et consommation de la viande

À travers les âges et les espaces, les méthodes d’obtention de cet aliment évoluent et varient fortement.

Au Paléolithique, la chasse remplace progressivement le charognage et au Néolithique, l’homme domestique certaines espèces animales - alors même que ce processus n’était pas à l’origine destiné à l’alimentation.

La domestication a pris une telle importance qu’aujourd’hui les animaux destinés à la production de viande (et de lait) représentent, en poids total, la classe dominante de vertébrés sur Terre (Smil, 2002, p. 618).

Cette interaction entre les hommes et les animaux a par ailleurs contribué à façonner en profondeur, sur les plans technique, social, psychique et symbolique, les sociétés humaines.

La production de viande s’insère dans un véritable système agricole et économique au sein duquel des stratégies sont déployées afin d’interagir avec cette « matière vivante », de choisir les animaux, de les nourrir, de les faire se reproduire, de les protéger, de favoriser certaines de leurs ressources et de les abattre (Digard, 1990).

Par ailleurs, la viande est habituellement obtenue en grande quantité et connaît une altération rapide : elle doit donc être partagée au sein de la société ainsi que conservée par des techniques multiples.

La consommation de viande, à la fois valorisée et régulée

Cette matérialité fortement contraignante de la viande exige des réponses techniques de la part des hommes.

Mais elle exige également des réponses morales.

En effet, la viande revêt la double caractéristique d’être à la fois obtenue par la mise à mort souvent violente d’un animal et de présenter des similitudes organiques évidentes avec la chair humaine (Vialles, 1998).

Ainsi, c’est un aliment qui pose fondamentalement problème.

Sa légitimité ne va pas de soi : elle fait en permanence l’objet de constructions complexes.

Il n’est pas exagéré de voir là un des invariants universels du statut de la viande : les sociétés ont toujours proposé des solutions multiples afin de justifier la mise à mort des animaux.

La légitimation morale de l’abattage et de la consommation de bêtes dont le comportement, la forme externe et la structure interne sont à bien des égards semblables à ceux de l’homme, prend surtout la forme d’un ensemble de prescriptions et de proscriptions - que celles-ci constituent des normes coercitives ou de simples usages non formulés auxquels les hommes se conforment.

Ces règles prennent plusieurs formes.

La plus évidente est la catégorisation des animaux, variable suivant les sociétés, selon que ceux-ci peuvent ou non être consommés.

Notamment, les espèces carnassières sont presque universellement exclues de l’alimentation humaine.

De fait, seules huit espèces sont couramment mangées par les hommes.

Ensuite, la mise à mort des bêtes fait l’objet de très nombreux rites propitiatoires ou expiatoires : demande du consentement des esprits protecteurs du gibier (dans certaines sociétés de chasseurs), pratiques sacrificielles (en Grèce ancienne), conformité de l’abattage à un ensemble de prescriptions afin d’obtenir la permission divine (dans l’islam et le judaïsme), voire même division des tâches et étourdissement préalable afin de diluer la responsabilité de la mise à mort (dans le monde dit « moderne »).

La découpe spécifique de la carcasse, la répartition, l’usage ou l’élimination de certains produits obtenus (notamment le sang, la graisse et les organes) et les techniques de cuisson des chairs sont là encore autant de règles qui permettent de domestiquer l’animalité de la chair obtenue, voire de « désanimaliser » la viande (Vialles, 1987, p. 44).

L’enjeu est donc de mettre les bêtes à bonne distance des hommes, puis de mettre la viande à bonne distance entre ces bêtes et ces hommes.

Cet impératif se retrouve dans les prescriptions portant sur la consommation de la viande obtenue.

Dans certaines sociétés, des groupes renoncent temporairement ou définitivement à la viande ; des moments de limitation de l’ingestion des produits carnés sont souvent imposés, à certaines étapes de la vie, à certaines périodes de l’année (pendant le Carême chrétien) ou certains jours (lors de la nouvelle lune pour de nombreux hindous).

Mais le rapport à la mort (et donc à la vie), ainsi qu’à la chair des animaux, qui est en jeu dans la consommation de viande contribue également à faire de cet aliment un produit hautement valorisé dans un ensemble très large de sociétés.

Si la viande peut symboliser la violence ou parfois la barbarie, elle représente également la vitalité, la force, le pouvoir, la domination.

Manger des chairs de mammifères mis à mort de main humaine, c’est certes se livrer à une forme atténuée d’anthropophagie, mais c’est également affirmer une supériorité de l’homme sur le monde animal, ingérer un concentré de vigueur et de puissance physique (Fiddes, 1992), s’inscrire dans un cycle de vie en régénérant son propre corps à partir de celui de la bête.

Ajoutons à cela que les produits carnés procurent à l’homme des nutriments essentiels (quoique non strictement indispensables) et aisément assimilables.

Tout se passe donc comme si la consommation de viande était un plaisir qu’il fallait réguler, une pulsion à la fois vitale et dangereuse.

Tout au long de l’histoire, comme encore aujourd’hui, le statut de cet aliment est fortement ambivalent, source d’oppositions, de revendications contradictoires et d’instrumentalisations politiques.

La grande valorisation de la viande, la nécessité de tempérer sa consommation, ainsi que la difficulté, le coût et le caractère collectif de son obtention ont longtemps revêtu la carnivorie d’un caractère hautement cérémoniel.

Dans cette modalité, le fait de tuer une bête et de manger sa viande est une pratique occasionnelle, sociale, très souvent festive et est parfois associée à des célébrations religieuses ou politiques.

La transition nutritionnelle : réalités et limites de la banalisation de la viande

La viande, symbole du pouvoir et de la festivité, a vu sa consommation fortement fluctuer au cours du temps, en fonction des régulations « culturelles » en vigueur mais également de la richesse des sociétés et de l’efficacité de ses systèmes de production.

Le caractère presque universellement valorisé de la viande rend la consommation de cette dernière susceptible de connaître de grandes évolutions.

Selon une théorie propagée notamment par des chercheurs en nutrition, la consommation de viande (ainsi que de sucre, de graisses et d’autres productions animales) augmenterait avec le pouvoir d’achat : c’est ce que l’on nomme la « transition nutritionnelle* » (Popkin, 1993).

Sans nul doute, sa consommation par personne n’a jamais été aussi élevée qu’à l’époque contemporaine.

Si le paysan français devait se contenter d’un apport hebdomadaire de porc salé à l’époque médiévale, nos compatriotes consomment aujourd’hui en moyenne près de 90 kilos de viande par an (soit près de 2 kilos par semaine).

Dans les pays riches, la consommation de viande a donc basculé d’une pratique cérémonielle vers une pratique banalisée.

La viande, d’une consommation d’élites, est devenue une consommation du peuple, si bien qu’en Europe ce sont aujourd’hui les membres des classes les moins aisées de la population qui en mangent le plus.

L’élasticité-revenu de la demande est aujourd’hui faible.

C’est en fait la structure (qualitative) de distribution et de consommation qui a changé, du fait également d’importants changements de société (urbanisation, industrialisation, travail féminin, préoccupations quant à l’apparence et à la santé du corps, etc.).

En Europe, les bouchers de détail perdent des parts de marché alors que la vente en supermarché de produits carnés transformés augmente.

En Occident, la viande rouge cède du terrain, alors que le poulet semble s’imposer presque universellement comme une viande générique : sa consommation ne souffre que de peu de tabous religieux, l’élevage intensif et le métabolisme de l’animal rendent sa production bon marché, sa chair est maigre et ne présente pas un goût très marqué, sa poitrine est aisée à préparer, ses cuisses intègrent des plats transformés alors que ses ailes sont exportées sur les marchés émergents.

À l’échelle mondiale, la consommation reste très concentrée dans les pays riches (Europe, Amérique du Nord, Australie) avec cependant des niveaux assez élevés en Amérique latine (plus de 60 kg par personne par an).

Les quantités les plus basses sont atteintes en Afrique centrale et en Asie du Sud (moins de 10 kg par personne par an).

La consommation de bœuf atteint son maximum en Amérique (du Nord et du Sud) et en Australie, celle de porc en Europe, celle de volaille dans les pays du Nord et celle de mouton en Océanie, en Afrique du Nord et en Asie centrale (FAO, 2009).

Globalement, le porc reste la viande la plus consommée dans le monde mais elle devrait céder sa place au poulet dans les années 2020.

Cette esquisse de géographie mondiale de la carnivorie* illustre à l’évidence une certaine corrélation entre le revenu disponible et la consommation de viande.

Aujourd’hui, la croissance de la demande (notamment de poulet) a lieu principalement au sein des classes moyennes des pays dits « émergents ».

Cependant, des variables autres qu’économiques ne doivent pas être négligées.

Les données géographiques (ressources, espaces disponibles pour l’élevage), mais également des facteurs culturels et sociaux ont une grande importance dans les variations de consommation.

Les prescriptions religieuses expliquent la faible consommation de porc dans le monde musulman ou de bœuf dans le monde hindou ; de nombreuses préoccupations de santé peuvent éclairer le ralentissement de la croissance de la consommation en Chine, en Amérique du Sud ou au Moyen-Orient.

Plus fondamentalement, c’est la structure des repas qui montre une certaine stabilité : dans de nombreuses sociétés, la viande, même si elle est grandement valorisée, reste considérée comme l’aliment accompagnant un féculent.

Notamment, le cas de l’Inde bat en brèche l’hypothèse de la « transition nutritionnelle » : si 70 % des Indiens se disent non-végétariens, ils ne consomment encore qu’une moyenne annuelle de 5 kg de viande par personne (NSSO, 2010-2011).

Plusieurs raisons peuvent être avancées : le riz ou le blé restent les seuls aliments dignes de permettre une vraie réplétion, l’excès de viande est dit « échauffer » le corps et causer des troubles métaboliques, et pour de nombreux hindous la consommation carnée est régulée par un calendrier de jours, voire de mois entiers d’abstinence.

En outre, le BJP, parti nationaliste hindou actuellement au pouvoir, mène un combat politique et idéologique contre le secteur de la viande, afin de promouvoir à l’étranger l’image de l’Inde comme pays de la spiritualité, mais surtout à des fins électorales afin de mobiliser les masses hindoues dans un rejet des minorités musulmanes.

Controverses économiques, écologiques, sanitaires et éthiques

Il n’y pas qu’en Inde que la production et la consommation de viande sont l’objet de régulations et de critiques.

À l’échelle mondiale, le système qui a fait de la viande une marchandise massifiée semble aujourd’hui montrer d’inquiétantes limites.

L’élevage intensif a consacré une nouvelle alliance entre les grains et la viande.

Pendant longtemps, ces deux productions semblaient en concurrence : les sociétés présentant de fortes densités démographiques ne pouvaient nourrir leur population qu’avec des céréales (Braudel, 1979).

Dans l’Occident médiéval, les produits des terres labourables servaient à la population alors que ceux des forêts, des pâturages et des terrains vagues étaient destinés au bétail (porcs et ruminants), la pratique de la vaine pâture offrant une ressource aux bêtes qui, en retour, fertilisaient les champs.

La pratique de la stabulation a ensuite bouleversé cet équilibre, exigeant, outre l’usage de sous-produits agricoles (pailles, balles et son de céréales, tourteaux issus de la trituration de graines), la production spécifique d’aliments pour le bétail (raves puis céréales et oléoprotéagineux).

Vache folle, viande de cheval dans les lasagnes, difficultés des éleveurs français, scandales au sujet des pratiques dans les abattoirs, propriétés supposément cancérogènes de la viande, dégâts écologiques de l’élevage, audience croissante du végétarisme* militant… Les modalités de production et de consommation de la viande semblent aujourd’hui fortement remises en cause, du moins dans les pays riches où la consommation a atteint à la fin du siècle dernier des niveaux sans précédents.

Cet article propose d’envisager les controverses actuelles portant sur la viande comme une crise des dispositifs légitimant la production et l’absorption de cet aliment très particulier.

Pour cela, il faut dans un premier temps éclairer le statut ambivalent, sans cesse négocié et contesté, de cet aliment.

Puis, il s’agit de comprendre les ressorts du système actuel de production et de consommation avant de mettre en avant ses limites et d’évoquer les modèles proposés pour sortir de cette crise de légitimation.

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